Observations préliminaires sur la visite en Tunisie par l'Expert indépendant sur la protection contre la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre

18 juin 2021

Introduction

Le mandat d'Expert indépendant des Nations unies sur la protection contre la violence et la discrimination fondées sur l'orientation sexuelle et l'identité de genre a été établi par la résolution 32/2 du Conseil des droits de l'homme des Nations unies en 2016. Ce mandat répond à la préoccupation de la communauté des Nations concernant l'intolérance, la discrimination et les abus particulièrement flagrants à l'encontre des personnes lesbiennes, homosexuelles, bisexuelles et transgenres (LGBT), tels que documentés dans les deux rapports produits en 2011 et 2015 par le Haut-Commissaire aux droits de l'homme et les rapports thématiques présentés par le mandat à l'Assemblée générale et au Conseil des droits de l'homme. Les fonctions qui me sont conférées par la communauté des Nations sont d'apporter une visibilité à la situation de violence et de discrimination à l'égard des personnes LGTB, et de fournir des conseils aux États en ce qui concerne les mesures efficaces pour lutter contre cette violence et cette discrimination.

Du 8 au 18 juin 2021, à l'invitation du Gouvernement, je me suis rendu en Tunisie dans le but d'étudier la situation de violence et de discrimination fondée sur l'orientation sexuelle et l'identité de genre. J'ai visité les villes de Tunis, Sousse, et Sfax où j'ai rencontré de nombreux représentants étatiques et organisations de la société civile, des défenseurs des droits de l'homme, et des personnes LGBT ayant des expériences vécues. J'ai également visité la prison de Mornaguia et des centres communautaires.

Je tiens à remercier vivement l’État tunisien pour son invitation à visiter le pays, qui s’inscrit dans le contexte de l’invitation ouverte faite aux procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, et son soutien à mon mandat. Je remercie également l’État tunisien pour son excellente coopération tant pour la préparation que pour la conduite de la visite, sa réceptivité à mon approche méthodologique et l’accès sans entrave à tous les agents et lieux géographiques pertinents, dans le cadre reconnu par les résolutions 68/262, 71/205 et 72/190 de l'Assemblée générale des Nations Unies.

Je tiens également à exprimer ma profonde gratitude à la société civile tunisienne et à la communauté LGTB. Leur dévouement, leur professionnalisme et leur détermination sont une grande source d'inspiration pour le mandat, et j'apprécie beaucoup leur générosité dans la partage des expériences de vie, des points de vue, analyses et informations.

Je souhaite également remercier la Bureau du Haut-Commissaire aux droits de l'homme à Tunis pour l'excellente assistance et collaboration fournies tout au long de ma visite.

Ma visite en Tunisie est historique pour de nombreuses raisons. Le mandat avait déjà effectué des visites dans la région de l’Amérique latine et des Caraïbes, en Afrique subsaharienne et en Europe de l’Est, mais il s’agit de la première visite dans un pays du Maghreb – une occasion bienvenue de se rapporter aux spécificités nationales et de contribuer à la considération de cette question par le Conseil des droits de l’homme. Je tiens à félicite la Tunisie pour sa détermination et son ouverture au dialogue et je salue la détermination affichée par l’Etat à respecter l’esprit de la Révolution et garantir la dignité et la liberté de tous, y compris les personnes LGBT. La voie démocratique dans laquelle la Tunisie s’est engagée et son leadership régional en matière de droits de l'homme démontrent que des questions considérées comme sensibles peuvent néanmoins être traitées avec diligence dans le cadre d'une approche fondée sur les droits de l'homme. Je tiens par ailleurs à souligner l’attitude ouverte et transparente des agents de l’État que j’ai rencontrés, et à les remercier d’avoir aborder la question de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre malgré la sensibilité du sujet et les tabous qui entourent ces questions en Tunisie.

Les avancées issues de la Révolution en matière de liberté et de dignité qui se reflètent dans le cadre Constitutionnel qui consacre les principes d’égalité et de non-discrimination constituent un socle solide sur la base duquel la Tunisie peut se fonder pour poursuivre les avancées en matière de protection contre les violences et discriminations et pour la pleine garantie des droits de l´homme des personnes lesbiennes, homosexuelles, bisexuelles et trans (LGBT). Je place à cet égard beaucoup d’espoir dans les chantiers démocratiques engagés et notamment d’harmonisation de la législation avec la Constitution et les traités internationaux des droits de l’homme.

Cette visite a été effectuée dans le contexte de la pandémie de COVID-19, qui, à la fin de la mission, a fait près de quatre millions de morts dans le monde et plus de 13,000 victimes en Tunisie. L’appui extraordinaire de toutes les parties prenantes témoigne de la pertinence vitale de la question abordée par le mandat, et je remercie chacune d’entre elles pour leur importante contribution tout au long de cette période extraordinaire.   

Contexte général

Cette visite vise à établir un bilan de la situation de la violence et de la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre en Tunisie et constituer le point de départ d’un processus de dialogue et d’action pour relever les défis identifiés. J’ai pris bonne note de la déclaration de la Tunisie lors du renouvellement de mon mandat :

La Tunisie croit fermement au rôle joué par les titulaires de mandat dans le développement des systèmes des droits de l’homme et la promotion de la culture des droits de l’homme dans son caractère général, de manière à développer les législations nationales et conformément aux engagements internationaux des pays. Nous pensons qu’une coopération positive avec les titulaires de mandat exige que nous soyons ouverts à leur égard et que nous coopérions avec eux sans sélectivité ni discrimination, sur la base de la confiance et du respect mutuels et sur la base des priorités nationales.

L’une des pierres angulaires de la création de mon mandat est la reconnaissance du fait que les homosexuels, les lesbiennes, les bisexuels, les personnes trans et les personnes d’identités de genre diverses ont existé et continuent d’exister aux quatre coins du monde, dans toutes les régions et tous les pays, et dans toutes les époques culturelles. Toutefois, dans la plupart des régions du monde, leur orientation ou leur identité est à la base de la violence et de la discrimination auxquels ils sont confrontés, ces déterminants sont souvent rendus invisibles et donc absents des politiques publiques étatiques.  Cela semble être aussi le cas de la Tunisie: au cours de la visite, j’ai été informé que les questions relatives à l’orientation sexuelle sont généralement considérées comme extrêmement sensibles, certaines parties prenantes les qualifiant de sujet tabou. Cela semble être lié à la résistance généralisée à l’examen public des questions relatives à la sexualité, l’éducation sexuelle complète étant un exemple constamment cité lors des réunions avec les parties prenantes étatiques et non étatiques.

Cependant, durant nos échanges sur la question, une majorité d’acteurs étatiques et non étatiques ont fait référence aux avancées démocratiques et de droits fondamentaux issus de la révolution de 2011 et à la Constitution de 2014 comme étant les points de référence politique et sociale les plus importants pour l’établissement d’un système d’état de droit et le respect des droits fondamentaux, et notamment la protection de toute personne contre la violence et la discrimination, y compris lorsque ces dernières sont fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Dans ce contexte, la plupart des personnes interrogées ont souligné les enjeux de ma visite dans le contexte unique de la Tunisie en tant que société islamique, pays du Maghreb, arabe, démocratique et leader régional en matière de démocratisation et de droits de l’homme.

Lors de ma visite, j’ai pu constater que dans de nombreuses institutions visitées des approches fondées sur le genre semblent être en cours de mise en œuvre par le biais de politiques publiques. Certains indicateurs attestent d’ailleurs de progrès significatifs en matière de participation des femmes dans l’espaces public : elles représentent 35,94% du pouvoir législatif national, 40% du pouvoir judiciaire. De plus, en février 2018, une nouvelle loi sur la violence fondée sur le sexe est entrée en vigueur. La loi définit de manière générale la violence à l’égard des femmes comme « toute restriction refusant aux femmes l’égalité dans les domaines civil, politique, économique, social ou culturel ». Cette loi, qui a bénéficié d’un large soutien de la part des partis politiques et des organisations de la société civile, prévoit de nouvelles dispositions ou des amendements au Code pénal conformément aux meilleures pratiques internationales. Elle criminalise les actes d’inceste, le harcèlement sexuel des femmes dans les lieux publics et la discrimination fondée sur le sexe. La loi définit le harcèlement sexuel comme comprenant tout acte, geste ou parole à connotation sexuelle. 

Les équilibres constitutionnels sont particulièrement importants en ce qui concerne la religion, et bien que toutes les personnes interrogées aient reconnu l’impact de la pensée religieuse dans la mise en œuvre des mœurs sociales, la plupart ont également fait référence au cadre constitutionnel fourni par l’article 2 qui qualifie le pays d’État à caractère civil, basé sur la citoyenneté et la primauté du droit.

  La Tunisie a également initié le processus d’harmonisation de la législation nationale en conformité avec ses engagements internationaux. La Commission des libertés individuelles et de l'égalité (COLIBE) a été chargée en 2017 de préparer un rapport concernant les réformes législatives nécessaires en matière de libertés individuelles et d’égalité conformément à la Constitution de 2014 ainsi qu’aux normes internationales des droits de l'homme. Le rapport de cette commission présenté en 2018 continue à être une référence en matière de réformes législatives en matière de non-discrimination et respect des droits de l’Homme. Les réformes suggérées par la COLIBE sont malheureusement restées sans effet. Toujours dans le but d’harmoniser sa législation nationale, une commission nationale chargée de l’harmonisation de la législation nationale avec la constitution de 2014 et des engagements internationaux a été créée en 2019. 

Orientation sexuelle et identité de genre en Tunisie

Il est nécessaire de travailler sur une meilleure compréhension méthodologique et linguistique des questions liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre. Toutes les personnes interrogées ont reconnu que la diversité sexuelle et de genre font partie de la nature humaine, mais toutes ont fait référence au poids de la religion et des mœurs sociales pour punir sa visibilité dans l’espace public. Il existe des lacunes très importantes dans l’appropriation de la terminologie qualifiant ces identités. Dans de nombreuses institutions, par exemple, les femmes trans ont été décrites comme des hommes homosexuels.

L’État ne recueille pas de données ou d’informations sur les réalités vécues par les personnes LGTB. J’ai été informé des résistances au sein de l’Institut national de la statistique à l’idée de produire des données à cet égard. Je note par ailleurs l’absence de reconnaissance par l’État des personnes LGTB et de leurs réalités de vie dans la politique publique. Outre les jugements judiciaires, pratiquement tous les éléments de données ou d’informations documentant les réalités et les défis vécus des personnes LGBT sont rassemblés et systématisés par des organisations de la société civile.

En particulier, il y a un manque général de sensibilisation aux concepts de l’identité et de l’expression de genre en tant qu’outils pour décrire et prendre en considération la vie quotidienne des femmes et des hommes trans tunisiens que j’ai rencontrés et interviewés au cours de ma mission. Les orientations sexuelles et identités de genres non-normatives sont considérées comme marginales en Tunisie, et si leur visibilité a augmenté après la révolution, certains ont l’impression que cette visibilité a conduit à un rejet et une marginalisation accrue au niveau personnel.

Même dans les cas où les défis auxquels font face la communauté LGBT sont reconnus, il a été commun d’entendre certains fonctionnaires étatiques exprimer l’opinion selon laquelle ces questions sont « négligeables » par rapport aux autres défis auxquels sont confrontés les Tunisiens, notamment la hausse du chômage des jeunes diplômés et les problèmes connexes de pauvreté, les inégalités de développement entre les différentes régions, les difficultés économiques et, plus récemment, les défis de la pandémie du COVID-19. Dans cette perspective, certains ont déclaré qu’il y avait peu de revendications pour plus de protection des personnes LGBT et que la dépénalisation de l’homosexualité n’avait pas été incluse dans les grandes revendications de la Révolution tunisienne et, face aux réalités actuelles de chômage et de stagnation économique, continuent d’être sans importance aux yeux de la plupart des citoyens.

Personnes LGBT, queer et de genre divers en Tunisie

Je suis profondément reconnaissant à la société civile qui soutient les personnes LGTB en Tunisie, et aux personnes LGBT qui ont partagé avec moi leurs expériences de vie lors de la visite. J’ai pu m’entretenir avec des dizaines d’entre elles, qui m’ont confirmé qu’en dépit des protections juridiques générales pour la dignité et contre la discrimination et le harcèlement, les personnes LGBT en Tunisie sont confrontées à une violence généralisée, y compris des menaces de mort et de viol. J’ai parlé avec des personnes qui ont déclaré avoir été battues et menacées dans des postes de police, intimidées dans la rue, harcelées à l’école, victimes de discrimination lors d’entretiens d’embauche et harcelées dans des centres de santé. La plupart des personnes interrogées ont déclaré avoir été soumises à des violences physiques et psychologiques de la part de membres de leur famille dans leur cadre familial.

Les hommes homosexuels, en particulier, vivent leur vie sous la menace de la criminalisation. Ils constituent apparemment l’un des segments de population les plus visibles (ou les moins invisibles) touchés par la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle.

Les femmes lesbiennes, bisexuelles et trans ne sont pas explicitement reconnues dans la formulation des politiques publiques. Je note cependant que la Ministre de la Femme, de la Famille et des personnes Agées m’a assuré que la formulation des politiques du Ministère relatives à l’action sociale et à la protection s’étendait à « toutes les femmes ». Dans la pratique, j’ai néanmoins constaté que de telles approches inclusives ne s’étendaient pas nécessairement à la diversité sexuelle et de genre. Dans certains cas, l’obstacle est d’ordre juridique (la loi 58 limite la protection contre la violence à l’égard des femmes lorsque l’auteur est un homme, et son article 3 définit la femme comme une personne de sexe féminin) et, dans certains cas, il est d’ordre politique, comme la non-reconnaissance dans la pratique de l’identité sociale des femmes trans en tant que sujets de protection par les centres régionaux du Ministère.

Les personnes trans n’ont pas le droit de changer leur nom ou leurs marqueurs de genre sur les documents officiels et n’ont pas accès aux services de santé qui leur permettraient d’effectuer une transition de genre. La législation tunisienne sur l’Etat civil n’est pas conforme à l’évolution internationale vers la reconnaissance de l’identité du genre et rend cette population invisible - surtout dans les données chiffrées. La non-conformité entre l’identité officielle et l’identité sociale des personnes trans les maintient dans une situation de grande vulnérabilité et d’exclusion sociale.

Jeunes et personnes âgées

Les jeunes LGBT sont confrontés à des pressions particulières. Les jeunes LGBT sont souvent rejetés par leur famille en plus d’être soumis à la même discrimination et à la même violence que leurs homologues adultes. Ils peuvent être mis en contact avec des imams pour des conversations religieuses et, dans certains cas, les imams ont utilisé les médias sociaux pour encourager la violence contre les personnes LGBT.  D’autres défis spécifiques auxquels sont confrontés les jeunes LGBT, tels que la discrimination dans l’éducation, seront abordés dans les sections suivantes.

Il n’y a absolument aucune donnée ou information sur les réalités vécues par les Tunisiens LGTB plus âgés. Les informations recueillies par le mandat au cours de la visite témoignent d’une population souffrant de multiples formes de discrimination, peut-être surreprésentée dans les rangs des sans-abri et absente des milieux politiques et militants.

Urbain vs rural

J’ai appris que les asymétries entre les zones urbaines et rurales impactent également sur l’expérience vécue des personnes LGBT. Une proportion très importante des personnes interrogées au cours de ma mission venait de milieux ruraux et s’était installées en ville à la recherche d’environnements où elles pouvaient acquérir un certain anonymat.

Statut socio-économique

Comme dans de nombreux contextes à travers le monde, les mécanismes d’exclusion sociale font que la population LGBT est surreprésentée dans les rangs des pauvres. Par exemple, toutes les personnes trans interrogées dans le cas d’une étude récente ont déclaré avoir un revenu inférieur à 100 TND par mois. La pauvreté constitue le socle d’un tourbillon de discriminations et de violences qui éloigne les personnes LGBT des services de l’État et accroît leurs désavantages lorsqu’elles sont confrontées à l’hostilité d’agents de l’État.

Migrants, réfugiés, demandeurs d’asile

J’ai pu dialoguer avec plusieurs organisations au service des personnes LGBT qui ont été obligées de quitter leur pays. Parmi les principaux défis identifiés figurent l’insécurité d’un système dans lequel leur existence est criminalisée, et le manque d’accès à des processus rapides de réinstallation.

Personnes vivant avec le VIH

Les personnes LGBT vivant avec le VIH sont reconnues par l’État dans la mesure où elles font partie des populations clés de la programmation mondiale de lutte contre le VIH/sida, en particulier les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes (HSH) et les femmes trans. La prévalence d’infection au VIH parmi les HSH, estimée à 9.1%, est particulièrement révélatrice et montre une grande disparité avec la population adulte de Tunisie âgée entre 15 et 49 ans dont le taux d’infection est de <1%.1 J’accueille la mise en œuvre d’une politique nationale sur le dépistage systématique de la charge virale pour le suivi du traitement antirétroviral et du dépistage du VIH fondé sur le consentement volontaire et éclairé. Je m’inquiète néanmoins de la situation des « perdus de vue », et ai à cet égard reçu des informations selon lesquelles des personnes n’auraient pas poursuivi leur traitement en raison de la stigmatisation subie au contact du personnel de santé. Je suis par ailleurs préoccupé par la pénalisation des rapports sexuels entre personnes de même sexe et du travail du sexe qui augmente l’exposition des populations clés à la violence et réduit leur capacité à porter plainte. Cette criminalisation augmente la peur des populations homosexuelles et trans, ainsi que des travailleurs du sexe à être arrêtés et les force à entrer dans la clandestinité, à s’abstenir de participer à des programmes de prévention du VIH et de risques au VIH voir même à posséder des préservatifs ou du lubrifiant comme ceci pourrait constituer, pour les policiers, une preuve matérielle de l’homosexualité ou du travail du sexe.

Personnes privées de liberté

Dans la pratique, les autorités pénitentiaires et les agents reconnaissent que les hommes homosexuels font partie de la population carcérale et incluent également les femmes trans dans cette population. J’ai pu visiter la plus grande prison du pays et observer l’approche différenciée adoptée pour les hommes homosexuels. Comme dans toute autre institution de l’État, la criminalisation de l’homosexualité a un impact très concret sur la jouissance des droits : par exemple, on m’a informé que les autorités pénitentiaires ne distribuent pas et n’autorisent pas la distribution de préservatifs en prison car cela serait considéré comme un acte de promotion de l’homosexualité – qui est criminalisée. Cette pratique me préoccupe beaucoup au vue du taux de prévalence du VIH de 9.1% en Tunisie parmi les HSH et de la réalité des rapports homosexuels en détention, confirmé dans un rapport du Fonds des Nations Unies pour la Population qui a révélé que 72,7% des personnes trans qui ont déclaré avoir été en prison avaient eu des rapports sexuels au cours de la période d’incarcération.2

J’ai pris bonne note du fait que l’Instance nationale pour la prévention de la torture a identifié cinq actions spécifiques visant à renforcer les capacités du personnel dans les centres de détention et les refuges. 

Les pratiques d’exclusion sociale

Être un membre affirmé de la communauté LGBT en Tunisie et être visible tant auprès de ses proches que dans l’espace public est perçu, par beaucoup, comme une transgression de l’ordre social et notamment des rôles sociaux attribués aux femmes et aux hommes qui traduisent une idée de la suprématie masculine, du patriarcat et de la sexualité procréatrice dans le cadre du mariage. Les perceptions du genre sont strictement définies en Tunisie, y compris la façon dont les gens sont censés s’habiller et agir.3 Par conséquent, la société ne sanctionne pas seulement les comportements homosexuels au titre de l’article 230 du Code pénal, mais toutes les identités et expressions qui sont perçues par certains comme violant le « pacte social » et un affront aux coutumes et traditions. Les hommes efféminés, les femmes masculines, et les femmes trans en particulier ont des risques élevés de violence en raison de leur tenue vestimentaire, apparence et maniérismes et font l’objet d’une surveillance accrue en raison de l’intersection de leurs identités. Nombre d’interlocuteurs rencontrés ont fait référence à ces existences comme étant « anormales », « asociales », et « amorales ». Comme nous l’a dit un membre de la société civile : « Assumer son orientation sexuelle ou son identité de genre est déjà en soi un acte de résistance ». Etre visible en tant que membre de la communauté LGBT est perçu comme un acte militant qui constitue une étape nécessaire vers l’affranchissement des normes sociales qui condamnent les identités sexuelles et de genre minoritaires.

Cette visibilité fait néanmoins face à de fortes résistances tant au sein de la famille que de la société et est sanctionnée par de nombreux acteurs qui s’appuient sur la loi, les mœurs ou la religion pour tenter de « remettre » les membres de la communauté sur le « bon chemin ». Il en résulte des hauts niveaux de violence institutionnelle, psychique et physique ainsi que des discriminations à tous les niveaux. 

Il n’existe pas de protection légale contre les discriminations fondées sur l 'orientation sexuelle et à l’identité de genre en Tunisie. Pourtant, le rapport d’analyse des données sur les cas de discrimination collectées en 2020 par le réseau des Points Anti-Discrimination révèle que la majorité des cas de discrimination recensés sont fondés sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, à savoir 326 cas sur un total de 651.4 Près de 70% des victimes ont été discriminées sur la base de leur orientation sexuelle et 30% sur leur identité de genre. Les hommes cisgenre constituent près de 58% des personnes victimes de discrimination suivis des femmes trans (13.5%) et des femmes cisgenre (12.27%).

Les personnes trans, de par leur expression de genre et la divergence entre cette dernière et leur identité légale, évoluent dans un milieu hostile et sont particulièrement vulnérables à la stigmatisation, à la discrimination et à la violence. Elles deviennent des cibles évidentes et se heurtent à des difficultés au quotidien dans l’accès à un logement, à l’éducation, à l’emploi, ou à la santé où elles font face à des humiliations, violences, et discriminations qui résultent en une grande détresse psychologique et une précarité économique notamment. Pour se protéger, elles évitent souvent de s’afficher dans l’espace public et deviennent invisibles, livrées à elles-mêmes, et marginalisées.

Santé

Plus de la moitié des personnes LGBT interrogées lors de sondages effectués par la société civile en 20215 et 20186 et trois quart des personnes trans ne se rendaient pas chez le médecin ou ne faisaient pas de test médical par crainte de moqueries, jugements négatifs, d’abus de la part du personnel médical, ou craignaient qu’une action en justice sur la base de l’article 230 du Code pénal soit engagée à leur encontre. Les traitements dégradants, le manque de confidentialité, des violations régulières du secret médical, ainsi que l’exclusion des besoins spécifiques de la communauté ont été signalés par les personnes LGBT qui ont utilisé les établissements de santé, en particulier lorsqu’il s’agit de santé sexuelle et reproductive.

A cet égard, je note avec préoccupation l’impossibilité pour les personnes trans d’accéder aux traitements hormonaux et aux opérations d’affirmation de genre, qui sont souvent considérés comme des traitements essentiels à leur survie.  En Tunisie, il est en effet interdit aux médecins de prescrire une hormonothérapie aux personnes trans qui sont dès lors poussées à l’auto-médication les exposant à diverses complications qui découlent de cette pratique, y compris les maladies du foie et les problèmes de stabilité sanguine.

Lors de ma visite, j’ai entendu de nombreux témoignages faisant état d’anxiété extrême, d’angoisse, et d’impact négatif de la stigmatisation ambiante sur l’estime et l’amour de soi. Selon l’étude de 2018, plus de la moitié des personnes LGBT interrogées avaient tenté de se suicider au moins une fois et près de la moitié s’étaient automutilée au moins une fois dans leur vie. Plusieurs organisations de la société civile offrent des services d’assistance et un appui psychologiques, mais il semble que l’accès aux services d’aide étatiques est limité en raison d’un manque de moyen et de personnel qualifié. Je suis par ailleurs préoccupé par des témoignages recueillis durant la mission faisant état de violations du secret médical par des psychologues qui ont révélé l’orientation sexuelle et/ou l’identité de genre à la famille de leur patient ou qui ont eu une prise en charge pathologisante des personnes LGBT, comme si elles devaient être « soignées » d’une maladie.

Éducation

D’après une étude conduite en 20217, 10% des personnes interrogées âgées entre 20 et 30 ans avaient dû quitter l’école en raison de leur orientation sexuelle et/ou de leur identité de genre ou expression de genre et 17.7% des personnes de ce groupe d’âge n’avaient pas obtenu leur baccalauréat. Cette étude montre également que 75% des hommes et femmes trans interviewées avaient quitté l’école avant d’avoir obtenu leur baccalauréat. Il semble que la raison la plus communément avancées par les personnes qui quittent l’école prématurément est le harcèlement auquel elles font face tant par leur camarade de classe que par le personnel administratif et éducatif. Un sondage conduit en 2018 par la société civile8 avait d’ailleurs montré que près de 80% des écoliers et étudiants avaient été harcelés et victimes de violence en raison de leur orientation sexuelle ou identité de genre, avec, pour conséquence de l’absentéisme, des résultats scolaires en baisse, des angoisses, de l’isolement, et l’arrêt des études.

Je suis très préoccupé de cette situation, et note l’absence de connaissance de ce phénomène et de mesures spécifiques pour lutter contre la violence et le harcèlement des personnes LGBT dans le cadre scolaire. En outre, je regrette que les programmes scolaires ne fournissent pas d’information spécifique relative à la diversité et au respect des droits de l’homme et des programmes d’éducation sexuelle en particulier en ce qui concerne les questions liées à l’orientation sexuelle et à la violence fondée sur l’identité de genre.

Emploi

Il n’existe actuellement aucune protection juridique spécifique pour les personnes LGBT en Tunisie contre la discrimination en matière d’emploi.  Un certain nombre d’études et de rapports soulèvent des questions liées à l’emploi, notamment des difficultés d’accès à l’emploi, de harcèlement et de violations de la vie privée dans le cadre professionnel.

Une étude récente a mis en évidence un taux particulièrement élevé de chômage parmi les personnes ayant un diplôme universitaire (74% comparé à 15.1% dans la population) en raison, notamment, d’attitudes négatives par rapport à la diversité sexuelle et de genre rendant le cadre professionnel hostile.  Cette étude met par ailleurs en exergue la précarité économique des personnes trans dont le revenu mensuel est moins de 100 TND. Comme susmentionné, les personnes trans souffrent de discriminations exacerbées en raison de l’absence de reconnaissance légale de genre et d’accès aux traitements d’affirmation de genre. Cette situation les pousse souvent à chercher du travail dans l’économie informelle et notamment le travail sexuel et elles ont par conséquent été durement frappées par la pandémie qui a encore aggravé leur situation déjà précaire et leur vulnérabilité à des arrestations pour violation du couvre-feu et/ou du confinement, en plus des autres infractions.

L’étude menées en 20189 par des organisations de la société civile montre par ailleurs que 45,6% des personnes LGBT avaient été interrogées avec insistance au moins une fois au travail sur leur identité de genre ou leur orientation sexuelle et que ces questions les avaient mises mal à l’aise. De plus, 14,6% des personnes interrogées avaient été suivies avec insistance par un ou plusieurs collègues au moins une fois, ce qui les avait mises mal à l’aise. Il semblerait par ailleurs que la révélation forcée de l’identité LGBT à des tiers par des personnes du milieu professionnel (et universitaire) est couramment signalée, avec des conséquences importantes pour les victimes et qu’il n’est pas rare que les personnes LGBT soient victimes de harcèlement sexuel au travail.

Logement

J’ai été frappé de constater qu’un grand nombre de personnes LGBT vivent toujours chez leurs parents (65% selon l’étude de 202110) en raison, je présume, d’une grande précarité économique et des normes sociales selon lesquelles on ne quitte généralement son logement familial que lors du mariage.

En même temps, l’étude de 202111 a montré que 13.2% des personnes LGBT s’étaient retrouvées sans abris, du moins pendant une certaine période, dans l’année précédant l’enquête. Certaines d’entre elles l’avaient été à la suite de la révélation de leur orientation sexuelle ou identité de genre à leur famille. L’enquête a par ailleurs montré la difficulté d’avoir un logement, en particulier pour les personnes trans, et d’avoir une stabilité en raison de harcèlement et menaces de la part de voisins et de propriétaires qui forcent les personnes LGBT à changer fréquemment de logement.

En parlant avec les Ministères et les instances régionales, la question de l’égalité de traitement et de non-discrimination de tous les citoyens a été relevée. Je constate néanmoins une absence de considération des problématiques auxquelles font face les personnes LGBT et de la dimension relative à l’orientation sexuelle et l’identité de genre dans les politiques publiques. Ce manque de prise en considération des réalités des personnes LGBT, combiné avec un manque de sensibilisation à la diversité sexuelle et aux identités de genre diverses, conduisent à une discrimination de fait des personnes LGBT dans tous les secteurs. J’ai constaté que le manque d’approche spécifique et d’éducation des agents étatiques se traduisait souvent dans les faits par des préjudices et discriminations. Tous mes interlocuteurs se sont accordés sur la nécessité de connaître la réalité vécue par les personnes LGBT pour pouvoir intégrer une approche qui prenne en considération leurs problématiques et leur permettent de vivre dans la dignité.

Violence institutionelle

Les personnes LGBT font face en Tunisie à une violence endémique. J’ai recueilli de nombreux témoignages de violences subies au contact avec les agents de la loi, mais également de harcèlements et violences dans l’espace publique et au sein de la famille et des communautés des personnes LGBT.

Une grande partie de la législation tunisienne n’est pas conforme à la Constitution de 2014 et aux instruments internationaux et régionaux de protection des droits de l’homme, notamment l’article 230 du Code pénal qui criminalise le flagrant délit d’homosexualité (et non pas l’orientation) et la section du Code pénal intitulée « attentats aux mœurs » dans laquelle figurent l’ article  226 bis qui pénalise sans vraiment la définir l’ « atteinte aux bonnes mœurs ou à la morale publique par le geste ou la parole » et l’article 226 qui pénalise l’ « outrage public à la pudeur ». Or d’après les informations dont je dispose, ces articles permettent à la justice et aux forces de sécurité de poursuivre et de condamner les personnes sur la base de leur simple apparence non normative ou ce qui pourrait être associé à un comportement laissant supposer une homosexualité ou en ayant accès à des informations relevant de leurs données personnelles. Le traitement pénal de ces affaires semble refléter un jugement moral des faits plus qu’un jugement légal, et lorsqu’ils appliquent l’article 230 les juges argumentent souvent leur décision par des propos et arguments d’ordre moral visant à rappeler l’ordre social et les rôles sociaux.12 Les informations dont je dispose indiquent également un recours presque systématique à la pratique du test anal afin de prouver des relations homosexuelles, en violation des textes internationaux relatifs à la prévention de la torture et en complète inadéquation avec les données scientifiques sur la valeur probante de ce test et l’impact négatif sur les personnes qui y sont soumises. Je note avec étonnement la confusion entre les tests effectués pour prouver les agressions sexuelles et ceux effectués dans le but de prouver une homosexualité supposée.

Au-delà de la possibilité de condamnation, la pénalisation crée une situation de facto d’auto exclusion des personnes sur la base de leur orientation sexuelle et identité de genre des services publics ou de l’accès à la justice en raison de la peur de se retrouver accusé sur la base des articles 230 ou 226 et 226 bis. Plusieurs informations indiquent en effet une tendance à une inversion de situation à l’égard des victimes LGBT qui deviennent accusées sur la base desdits articles. 

Le processus de la révision du code pénal tunisien bien qu’abordé lors de plusieurs réunions avec les représentants du gouvernement semble être à un stade inconnu de son avancement et ne semble pas se faire en incluant les acteurs de la justice ainsi que la société civile. Cela est encore plus grave quand on constate le manque de compréhension des différentes réalités des personnes LGBT en Tunisie.

En mai 2018, une enquête menée par la société civile auprès de 300 LGBT résidant en Tunisie13 a révélé une spirale de violence et d’agressions tant verbales que physiques et sexuelles qui se produisent dans l’espace public, mais également au sein de la famille, à l’école, au travail, ou au contact des agents de la loi et du personnel de santé. L’organisation Damj (Association tunisienne pour la justice et l’égalité) a quant à elle documenté plus de 30 crimes de haine contre la communauté LGBTQI depuis 2011 et ce nombre semble malheureusement avoir augmenté au cours de la visite car une femme aurait été poignardée à mort par son mari après qu’il aurait appris qu’elle était lesbienne.

Au cours des six dernières années précédant l’enquête 51.8% des personnes interrogées avaient été insultées plus d’une fois dans l’espace public en raison de leur orientation sexuelle réelle ou perçue ; 24 % avaient été menacées ou attaquées avec une arme ou avaient fait l’objet d’une tentative de meurtre dans un espace public ; et au cours de leur vie  près de 30% ont déclaré avoir subi au moins un viol ou tentative de viol dans l’espace public et 19,2% par un proche ou membre de la famille, et 27% ont déclaré avoir été menacées de coups, meurtre, torture ou séquestration sur internet ou par téléphone. L’enquête révèle par ailleurs qu’une part importante des violences physiques graves (un cinquième), des viols ou tentatives de viol (10%), et du harcèlement verbal (15%) étaient le fait de policiers. Le projet Twensa Kifkom, lancé en octobre 2018 par la société civile pour lutter contre les violences et discriminations fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre a recensé 29 plaintes contre des agents de police pour violence, maltraitance et torture. Aucune d’elles n’auraient abouti à ce jour.

Au sein de la famille, l’enquête révèle que 32% des personnes interrogées avaient été giflées, frappées ou brutalisées au moins une fois par des proches en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre connue ou présumée. Cette enquête note par ailleurs la vulnérabilité des personnes LGBT : près d’un quart des attouchements sexuels et plus d’un quart des viols contraints dans l’espace public ont été commis après avoir menacé la victime de révéler à la police ou à des proches son orientation sexuelle ou identité de genre.

La vulnérabilité amplifiée et la marginalisation des personnes trans se traduit par des niveaux de violence accrus. Dans une étude conduite par le Fonds des Nations Unies pour la population en 2019, 71,6% des personnes trans interrogées ont déclaré avoir subi au moins une fois une violence verbale, 35.8% au moins une fois une violence physique en raison de leur identité de genre au cours de l’année précédant l’enquête, et 43,7% ont subi au moins une fois une violence sexuelle au cours de leur vie. Il semblerait par ailleurs que les agresseurs profitent de la peur des victimes de porter plainte et de leur vulnérabilité pour leur faire du chantage, les intimider, les menacer, les humilier, et les racketter. Parmi les personnes trans qui ont été incarcérées, environ la moitié a déclaré avoir subi au moins une fois une violence physique en prison en raison de leur identité. Cette même enquête révèle que 27% des personnes interrogées étaient travailleuses du sexe, ajoutant ainsi un facteur de vulnérabilité. L’enquête met par ailleurs en exergue un mal-être important et un repli sur soi des personnes trans interrogées en raison de la stigmatisation et des discriminations subies.

Les personnes LGBT travailleuses du sexe font face à des formes multiples et aggravées de discrimination et, si elles sont homosexuelles ou trans, à une double criminalisation tant pour homosexualité que pour atteinte aux bonnes mœurs ou outrage à la pudeur. Cette criminalisation, combinée à une forte stigmatisation de cette activité, rend les travailleurs du sexe extrêmement vulnérables à la violence, aux abus policiers et aux chantages. J’ai reçu plusieurs témoignages de travailleurs du sexe homosexuels ou trans qui étaient victimes de harcèlement policier, d’extorsion, et de violence de la part des agents de la loi. Dans certains cas, la police semble même interroger et arrêter des femmes soupçonnées de travail du sexe simplement sur la base de leur apparence ou de leurs antécédents plutôt que d’une activité illégale observée. La plupart des victimes ne portent pas plainte de crainte d’être poursuivies pour homosexualité, atteinte aux bonnes mœurs ou outrage public à la pudeur. Celles qui l’ont fait ont relaté des épisodes particulièrement traumatisants d’humiliation, insultes, violences et parfois même incrimination.

Les témoignages recueillis durant la visite décrivent un acharnement tant juridique que policier visant à museler et sanctionner toute tentative d’affranchissement des identités sexuelles et de genre qui ne correspondent pas à la norme sociale dominante. L’article 230 du Code Pénal est largement utilisé contre la communauté LGBT : selon un rapport récent du PNUD14  il y aurait une centaine de condamnations annuelles sur la base de cet article et, d’après des informations du Ministère de la Justice à la suite d’une demande introduite par le projet Twensa Kifkom, il y aurait eu 1917 personnes détenues condamnées pour homosexualité entre 2008 et juin 2020. Le projet Twensa Kifkom a permis de documenter l’utilisation d’articles connexes du Code pénal pour incriminer des personnes LGBT. Ainsi, depuis octobre 2018, ce même projet a recensé 21 condamnations pour homosexualité (art. 230), et a pris en charge 18 affaires pour atteinte aux bonnes mœurs (art. 226bis), 13 pour outrage à un fonctionnaire public (art. 125), 10 pour prostitution (art. 231), et 2 pour outrage public à la pudeur (art. 226).

Les témoignages recueillis durant ma visite dressent un tableau uniforme et inquiétant :

  1. Sanction des identités de genre et orientations sexuelles non-normatives réelles ou présumées (sur la base de l’expression de genre, du maniérisme, etc.)
  2. Violation de la sphère privée : perquisitions et confiscations des ordinateurs, téléphones portables pour chercher des « preuves » de l’homosexualité ou autre infraction liée aux bonnes mœurs ou à la pudeur ; saisie de préservatifs et lubrifiant comme « preuve » de ces mêmes infractions
  3. Violences verbales et physique de la part des agents des forces de l’ordre contre les personnes LGBT arrêtées
  4. Tests anales ordonnés par l’appareil judiciaire pour « prouver » l’homosexualité
  5. Difficulté, voire impossibilité d’accès à la justice: lorsqu’elles sont victimes de violations de leurs droits, les personnes LGBT renoncent souvent de porter plainte de peur de se transformer en coupable. Plusieurs personnes se sont en effet vues incriminées pour homosexualité, atteinte aux bonnes mœurs, outrage à un fonctionnaire public, prostitution ou outrage public à la pudeur suite au dépôt d’une plainte.
  6. Une fois qu’elles sont « fichées » comme un membre de la communauté, les personnes LGBT se trouvent prises dans un engrenage qui rend leur accès à la justice encore plus difficile car les agents de la chaîne pénale transposent les préjugés sociaux et moraux dominants pour sanctionner leur identité.

Les activistes LGBT et défenseurs des droits de l’homme des personnes LGBT sont particulièrement visés et font régulièrement l’objet de harcèlements, menaces de mort et agressions en raison de leur travail de promotion des droits des personnes LGBT. J’ai adressé plusieurs communications à l’Etat Tunisien par le passé pour exprimer mes préoccupations à ce sujet.15

Je m’inquiète d’une intensification de la répression à l’encontre des organisations de défense des droits de l’homme des personnes LGBT, et notamment de l’association Damj, et d’une augmentation des cas de violations contre les membres de la communauté LGBT suite à leur participation aux manifestations réclamant une meilleure politique sociale et dénonçant la répression et la brutalité policière. Leur exposition dans les médias, les réseaux sociaux et dans la rue s’est traduite par une surveillance et des harcèlements policiers accrus. Plusieurs membres de l’association Damj ont été victimes d’arrestation et de détention arbitraire, d’actes de harcèlement, intimidation, diffamation en ligne et d’incitation à la violence, notamment de menaces de mort et de viol, et d’agressions physiques et verbales alors qu’ils exerçaient leurs droits à la réunion pacifique et à la liberté d’expression en soutien à la communauté LGBT et au mouvement féministe.

J’ai par ailleurs reçu de nombreux témoignages durant ma visite de violation du droit à la vie privée et à la confidentialité des données personnelles de la part des syndicats de police. Dans le cadre des événements du début de cette année, ces derniers ont par ailleurs tenu des propos de haine et lancé des appels à la violence contre plusieurs personnes LGBT sur les réseaux sociaux en exposant leurs identités, leurs adresses et en publiant des photos. Ces faits ont exposé les personnes LGBT à une déferlante de haine sur les réseaux sociaux. Je regrette l’absence de sanctions judiciaires contre ces violations graves du droit à la vie privée et l’impunité dont semblent jouir les syndicats de police. 

Discours de haine

Plusieurs interlocuteurs ont constaté que la libération de la parole suite à la révolution et la montée des mouvements conservateurs et populistes a entraîné une augmentation des discours de haine et d’incitation à la violence à l’encontre des femmes, des personnes LGBT et des personnes ayant des croyances non conformes à la croyance majoritaire.  Ce discours se nourrit de la situation économique et sociale très dégradée ainsi que de la crise sanitaire engendrée par COVID-19.16 Des politiciens, parlementaires, religieux, et les médias ont tendance à projeter une image stéréotypée, stigmatisante, et négative des personnes LGBT qui alimente la haine et l’intolérance au sein de la société, comme illustré par les messages homophobes et les menaces de mort échangés dans les groupes de discussions en lien avec les discours et représentations susmentionnées.

Les discours de haine à l’encontre des personnes LGBT et l’incitation à la violence homo-transophobe apparaissent également fréquemment dans les médias tunisiens. Après avoir reçu plusieurs plaintes, la Haute Autorité indépendante tunisienne de la communication audiovisuelle (HAICA) – dans ce qui peut être considéré comme la première réaction officielle d’une institution publique à la violence contre la communauté LGBT – a lancé un avertissement contre une chaîne de télévision pour des déclarations homophobes en octobre 2015. Depuis, la Haute Autorité est intervenue une dizaine de fois pour des plaintes relatives à des discriminations fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre dans l'audiovisuel. Ce nombre paraît néanmoins dérisoire en comparaison de ce que les organisations de la société civile appellent une « déferlante de haine » qui trouve un terreau particulièrement fertile sur les médias sociaux qui ne sont soumis à aucune réglementation.

D’après les informations reçues durant la visite, la période de confinement de 2020 a été particulièrement terrible en matière de haine contre les personnes LGBT. De fausses informations selon lesquelles la pandémie de coronavirus serait une punition de Dieu en raison de l’homosexualité a en effet été alimentée par l’audiovisuel, les médias sociaux et les mosquées. Cette rumeur a provoqué une énorme vague de discours haineux à l’encontre des personnes LGBT, ajoutant encore à l’anxiété liée à la pandémie et à l’angoisse de vivre confiné dans un milieu familial souvent hostile.

Des influenceurs ont également contribué à la « chasse » aux personnes LGBT sur les réseaux sociaux. Trois d’entre eux notamment ont harcelé et dévoilé l’orientation sexuelle ou l’identité de genre de personnes LGBT, ils ont demandé aux gens qui les suivent d’agir pour faire cesser leurs activités sur les réseaux sociaux. Suite à cet appel, les personnes LGBT ont été harcelées par des milliers de personnes sur les réseaux sociaux, elles ont vu leurs comptes piratés, leurs photos et données personnelles partagées dans des groupes, et certaines se sont même vues agressées physiquement.

L’absence de sanctions légales, associée au fait que de nombreux responsables et politiciens, y compris des membres du parlement tunisien, contribuent à la rhétorique hostile contre la communauté LGBT, a conduit à la normalisation à grande échelle des discours de haine homophobes à travers le pays. La loi tunisienne laisse aux victimes de crimes haineux, y compris les crimes perpétrés contre la communauté LGBT, des options limitées. Alors que les attaques peuvent être punies au titre des « voies de fait » ou de l'«homicide », le code pénal tunisien ne contient aucune disposition définissant spécifiquement ou criminalisant les crimes de haine proférés à l’encontre des personnes LGBT.

Obstacles au travail des défenseurs des droits de l’homme

Le Décret-loi2011-88 du 24 septembre 2011, portant organisation des associations17en Tunisie a permis l’émergence d’un bon nombre d’organisations travaillant sur la défense des droits humains en général et des droits des personnes LGBT en particulier mais les informations reçues de la société civile tunisienne indiquent l’existence de plusieurs obstacles à leur travail.

Au niveau de l’enregistrement légal, des informations indiquent que la procédure serait devenue aléatoire et que les associations LGBT risqueraient de ne pas obtenir l’enregistrement si elles indiquaient ouvertement qu'elles travaillent sur les droits des personnes LGBT. Incapables de s’enregistrer, les associations ne peuvent travailler en conformité avec la législation rendant leur activité illégale. Par le passé, j’ai communiqué mes préoccupations à l’Etat tunisien concernant des tentatives d’entrave à l’exercice de la liberté d’association de l’association Shams.18Ces limitations constituent des violations contre les engagements de la Tunisie en matière de liberté d’association notamment de par sa ratification du PDCP.

Les informations dont nous disposons indiquent également l’existence d’une entrave particulière aux travail des défenseurs des droits humains des personnes LGBT par les perquisitions aléatoires dans leurs locaux et la confiscation du matériel de travail des organisations dûment enregistrées. Les informations dont le mandat dispose indiquent que même les associations qui travaillent sur le volet prévention des MST et VIH sont susceptibles de faire l’objet de poursuites pénales quand elles travaillent avec les populations clés.

Je suis particulièrement préoccupé par le nombre d’activistes LGBT qui ont été arrêtés lors des manifestations qui ont eu lieu début 2021 en Tunisie. L’inquiétude porte également sur les campagnes de diffamation et d’appels à la haine et de outing notamment sur les réseaux sociaux particulièrement les pages des syndicats de police.

Recommandations 

Je m’efforcerai de formuler des recommandations complètes et adaptées au contexte dans mon rapport final. Je suis convaincu que la valeur ajoutée de mon mandat dépendra de notre volonté commune de nous engager dans un processus de dialogue et de travail conjoints continus.

De nombreux intervenants m’ont demandé d'appréhender et de prendre en considération la nature délicate et taboue de ces questions, et ont attiré mon attention sur le fait qu’il faudra du temps pour régler pleinement les problèmes. Je reconnais que c’est le cas dans de nombreuses parties du monde, mais je me permets d’insister sur le fait que le plein respect des droits de l’homme des Tunisiens qui sont lesbiennes, homosexuels, bisexuels, trans et de genres divers n’est pas une option: aucun être humain ne devrait être invité à attendre pour être à l’abri de la menace de torture, de passages à tabac, de chantage ou de discrimination, et cela inclut toutes les personnes dont l’orientation sexuelle et l’identité de genre est à la base de ces violations odieuses.

Par conséquent, je pense qu’une première série d’actions doit se concentrer sur la réforme des normes juridiques qui criminalisent explicitement ou implicitement l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, ce qui a déjà fait l’objet de nombreuses recommandations de la part d’éminents juristes, et acteurs politiques et sociaux  tunisiens. La diversité sexuelle et de genre est reconnue comme l’une des caractéristiques humaines protégées en vertu du droit international des droits humains, et la continuité des dispositions criminalisantes est absolument contraire à ces principes. Le présumé préjudice à l’ordre moral et social ne saurait en aucune manière justifier des limitations au droit de ne pas être soumis à la violence et à la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre, et le mandat ne considère pas que l’un ou l’autre des arguments présentés justifie le maintien d’un système qui condamne une personne à naître criminel en raison de sa nature même. Tout au long de cette visite dans le pays, j’ai acquis la ferme conviction que la criminalisation est à la base de la plupart des mécanismes de violence et d’exclusion sociale qui condamnent les personnes LGTB en Tunisie à voir leurs droits humains violés quotidiennement, et je crois que son maintien engage la responsabilité internationale de l’État.

En particulier, les tests anaux constituent une pratique odieuse, reconnue internationalement comme étant de la torture. Je ne suis pas en mesure d’accepter que la pratique actuelle qui consiste à exiger le consentement de la victime valide cet acte odieux, pour de nombreuses raisons. L’un d’entre eux est le fait que, dans la pratique, le refus d’accepter ce test est considéré comme une présomption de culpabilité – ce qui en soi crée de la coercition. Mais, plus important encore, nous devons accepter la logique selon laquelle le test n’a aucune valeur probante: il existe un consensus scientifique quant à son incapacité à fournir des preuves valables. Dans la pratique, son utilisation est considérée comme une menace pour obtenir des aveux, pour faire du chantage et pour infliger des souffrances. Comme toute autre forme de torture, la continuité des tests anaux dans les cas de suspicion d’homosexualité engage la responsabilité de l’État et devrait faire l’objet de poursuites pénales contre l’auteur de la torture et son commanditaire.

Une autre série de recommandations porte sur la reconnaissance légale et politique de l’existence des personnes LGTB en Tunisie et leur droit à la jouissance de tous les droits de l’homme. Dans cette perspective, l’Etat tunisien devrait permettre la reconnaissance légale de l’identité de genre des personnes trans. Outre la reconnaissance politique, cette reconnaissance devrait également se traduire, dans toutes les institutions, par l'adoption d'actions visant à documenter les problèmes auxquels ces populations sont confrontées. Certaines bonnes pratiques existent déjà en Tunisie - l’inclusion de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre dans une catégorie d’analyse par l’Instance nationale de prévention de la torture en est un exemple - et elles devraient être poussées plus avant par d’autres institutions dans le cadre de leurs compétences. Cela devrait également s’étendre à l’Institut national de la statistique. Le mandat a mené des travaux en rapport avec les normes de collecte et de gestion des données, qui reflètent des bonnes pratiques dans ce domaine.

De cette reconnaissance découlera la nécessité d’inclure les réalités vécues, les défis et les solutions visant à lutter pleinement contre la violence et la discrimination fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre dans les politiques publiques et, en particulier, l’éradication de la violence institutionnelle et l’adoption de mesures d’inclusion sociale. Cela se traduit souvent par des campagnes de sensibilisation, un dialogue avec la société civile et les défenseurs des droits de l’homme, et l’inclusion des identités LGTB dans les diagnostics et les études.

Au cours de ma visite, j’ai été positivement impressionné par l’esprit d’ouverture de toutes les acteurs étatiques et non étatiques avec lesquels j’ai eu le privilège d’échanger sur cette question. Invariablement, après la reconnaissance initiale du caractère sensible de la question et de l’importance d’assurer des solutions nuancées et bien informées, il y a eu un véritable engagement en faveur de l’action commune pour la défense des droits de l’homme de toutes les personnes, la reconnaissance de l’importance de la non-discrimination et la responsabilité des institutions de l’État de diriger le travail d’inclusion sociale. Je termine ma mission avec la ferme conviction que cette compréhension civique, ces idéaux démocratiques et la compétence, la capacité et l’humanité dont j’ai été témoin constituent de grandes opportunités pour construire une société qui s’attaquera et, en fin de compte, éradiquera la violence et la discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre. Les Tunisiens lesbiennes, homosexuels, bisexuels, trans et de genre variant, qui réclament à juste titre leurs droits et la possibilité de contribuer à la démocratie tunisienne, ne méritent rien de moins.

3. PNUD, État des lieux des inégalités de genre et celles basées sur les orientations sexuelles en droit tunisien, 2021.

4. Rapport d’analyse de données sur les cas de discriminations collectés par les points anti-discrimination et l’observatoire pour la défense du droit à la différence, Insaf Bouhafs, mars 2021.

5. L’Initiative Mawjoudin pour l’égalité, LGBTIQ+ people in Tunisia, 2021.

6. Chouf, Damj, Mawjoudin, Enquête sur les violences contre les personnes LGBTQ, 2018.

7. L’Initiative Mawjoudin pour l’égalité, LGBTIQ+ people in Tunisia, 2021.

8. Chouf, Damj, Mawjoudin, Enquête sur les violences contre les personnes LGBTQ, 2018.

9. Chouf, Damj, Mawjoudin, Enquête sur les violences contre les personnes LGBTQ, 2018.

10. L’Initiative Mawjoudin pour l’égalité, LGBTIQ+ people in Tunisia, 2021.

11. L’Initiative Mawjoudin pour l’égalité, LGBTIQ+ people in Tunisia, 2021.

12. PNUD, État des lieux des inégalités de genre et celles basées sur les orientations sexuelles en droit tunisien, 2021.

13. Chouf, Damj, Mawjoudin, Enquête sur les violences contre les personnes LGBTQ, 2018.

14. PNUD, État des lieux des inégalités de genre et celles basées sur les orientations sexuelles en droit tunisien, 2021.

15. Les communications et les réponses de la Tunisie sont accessibles au travers d’une base de données publiques : https://spcommreports.ohchr.org/Tmsearch/TMDocuments.

16. PNUD, État des lieux des inégalités de genre et celles basées sur les orientations sexuelles en droit tunisien, 2021.

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