La Turquie ne protège pas les victimes de violence domestique

26 mai 2022 12:00AM EDT

Les autorités devraient d’urgence faire appliquer les mesures de protection et garantir la justice

(Istanbul, le 26 mai 2022) - Le gouvernement turc manque à son devoir de protéger les victimes de violence domestique, alors même que la police et les tribunaux ont multiplié les ordonnances restrictives destinées à protéger les femmes et à briser le cycle des abus, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui.

Le rapport de 85 pages, intitulé « Combatting Domestic Violence in Turkey: The Deadly Impact of Failure to Protect » « Lutter contre la violence domestique en Turquie : L’impact meurtrier de l’absence de protection ») , constate que la non-application des ordonnances des tribunaux expose les femmes à des abus continus de la part de leurs maris et partenaires actuels ou anciens. Dans certains cas, des femmes ont été tuées alors qu’elles avaient obtenu des ordonnances restrictives (aussi appelées « ordonnances de protection » ou « injonctions d’éloignement ») destinées à les protéger. L’étude a été menée dans le contexte du retrait de la Turquie, en juillet 2021, de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, connue sous le nom de Convention d’Istanbul.

« La police et les tribunaux turcs réagissent aux plaintes des femmes pour violence domestique en délivrant davantage d’ordonnances restrictives, mais leur non-application entrave dangereusement la protection de ces femmes », a déclaré Emma Sinclair-Webb, directrice adjointe de la division Europe et Asie centrale à Human Rights Watch. « Ce défaut d’application signifie que des femmes identifiées comme vulnérables par les autorités ont été tuées par leurs agresseurs ou soumises à des violences répétées pendant des années. »

Human Rights Watch a mené des entretiens avec des victimes de violences domestiques et avec leurs avocats, des policiers, des juges et des procureurs. Human Rights Watch a également examiné en détail 18 cas dans lesquels des femmes ont porté plainte auprès de la police ou du procureur et ont obtenu des mesures de protection. Il s’agissait notamment d’ordonnances judiciaires interdisant aux agresseurs tout contact avec les victimes ou, dans certains cas, des mesures telles que l’hébergement de la victime dans un refuge.

Dans six des cas examinés, la femme a été tuée par un mari ou un partenaire violent, actuel ou ancien, alors que les autorités savaient qu’elle était en danger et avaient obtenu des ordonnances judiciaires pour la protéger. Dans d’autres cas, les femmes avaient obtenu plusieurs ordonnances judiciaires, mais leurs agresseurs les ont violées à plusieurs reprises, perpétuant ainsi le cycle de violence et d’intimidation.

Les autorités ne consignent pas efficacement ces violations dans leurs registres officiels, a constaté Human Rights Watch. Bien que la loi prévoie que les agresseurs puissent être placés en détention pour de telles violations, les hommes qui ignorent les ordonnances peuvent échapper à cette sanction.

« Je ne cessais d’obtenir des ordonnances restrictives », a déclaré Merzuka Altunsöğüt, victime de violences domestiques répétées de la part de son ancien mari. « Ils nous donnaient une feuille de papier en nous disant ‘Voilà, nous avons émis une ordonnance restrictive. Il ne reviendra pas.’ Mais le lendemain, je rentrais du travail et il était de nouveau à la porte... J’ai appelé la police mais avant qu’ils n’arrivent, il était parti[Ils m’ont dit]‘Eh bien, que pouvons-nous faire ? ’ »

Human Rights Watch a constaté que si une ordonnance s’avérait efficace, c’était généralement parce qu’un·e avocat·e déterminé·e avait représenté la femme et insisté pour que l’auteur des faits soit rapidement poursuivi. Human Rights Watch a constaté qu’il est de pratique courante pour les femmes survivantes, les membres de la famille ou les avocats de s’exprimer sur les réseaux sociaux ou de raconter leur histoire aux journalistes pour exiger une action résolue des autorités afin de contraindre l’agresseur. Les policiers et les juges interrogés ont également déclaré que les autorités avaient tendance à être plus réactives quand les médias signalaient des cas de violence domestique.

Dans les six cas de meurtre, les agresseurs ont fini par être condamnés pour leur crime. Mais le gouvernement ne s’est pas penché sur les manquements des autorités à leurs responsabilités en matière de protection du droit à la vie des victimes pourtant considérées comme présentant un risque spécifique.

Les lettres adressées par Human Rights Watch au ministère de la Justice et au ministère de la Famille et des Services sociaux pour leur demander si des enquêtes avaient été menées sur un éventuel défaut de diligence raisonnable pour assurer la protection de ces femmes sont restées sans réponse. Le ministère de l’Intérieur a répondu à la même lettre, indiquant que neuf policiers avaient reçu des sanctions disciplinaires non spécifiées liées à l’un des six meurtres sur lesquels Human Rights Watch a enquêté. Une autre enquête disciplinaire concernant deux autres policiers était en cours. Aucune mesure disciplinaire n’a été prise dans les quatre autres cas.

En septembre 2021, la Cour constitutionnelle de Turquie a rendu un jugement novateur, estimant que la négligence des fonctionnaires, de la police, des tribunaux et des procureurs avait contribué au meurtre d’une femme par son ancien mari. Cet arrêt est semblable à des jugements de la Cour européenne des Droits de l’homme dans les affaires de violence domestique en Turquie.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle devrait inciter à l’ouverture automatique d’enquêtes sérieuses sur le rôle et la responsabilité potentielle des agents du service public lorsque des femmes sont tuées par des hommes contre lesquels elles ont obtenu des ordonnances restrictives, a déclaré Human Rights Watch.

Human Rights Watch regrette que le ministère de la Famille et des Services sociaux ait refusé sa demande de rencontrer le personnel du Centre de prévention et de surveillance de la violence à Istanbul, qui opère sous la direction du ministère et qui est chargé de superviser la mise en œuvre de toutes les mesures de protection émises par la police et les tribunaux. Les demandes de suivi adressées au ministre pour qu’il revienne sur sa décision sont restées sans réponse.

Les avocat·e·s et groupes de défense des droits des femmes interrogés dans le cadre du rapport ont exprimé de vives inquiétudes quant au retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul en juillet 2021 et à la politique gouvernementale de non-promotion de l’égalité des sexes. Bien que la Turquie dispose toujours de sa propre loi sur la protection de la famille et la prévention de la violence à l’égard des femmes (loi n° 6284), qui s’inspire étroitement des dispositions de la Convention d’Istanbul, un avocat a décrit cette loi comme « un bâtiment privé de ses fondations.». Le plus haut tribunal administratif de Turquie, le Conseil d’État, doit se prononcer sur la question de savoir si le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul, qui s’est fait par décret présidentiel plutôt que par vote parlementaire, est illégal.

Human Rights Watch a formulé des recommandations détaillées concernant l’action du gouvernement, notamment pour qu’il améliore la coordination entre organismes chargés de protéger les femmes contre la violence domestique et l’application des décisions de justice. Une aide juridique devrait être disponible pour toute personne victime de violence domestique. Les autorités devraient fournir des directives claires aux procureurs et aux tribunaux pour que les violations répétées des ordonnances de protection et de prévention puissent constituer un motif de placement en détention provisoire des suspects poursuivis pour violence domestique.

« Bien que la Turquie dispose d’un cadre juridique, réglementaire et institutionnel élaboré pour lutter contre la violence domestique, son retrait de la Convention d’Istanbul et une politique gouvernementale de rejet de l’égalité des sexes sapent les efforts nationaux de lutte contre les violences faites aux femmes », a déclaré Emma Sinclair-Webb. « Le fait de se passer des normes juridiques internationales et de ne pas inscrire l’éradication de la violence sexiste dans le cadre d’une lutte plus large pour les droits des femmes et l’égalité des sexes finit par légitimer la discrimination à l’égard des femmes. »

Deux exemples de cas où des femmes ont été tuées après que les autorités aient plusieurs fois échoué à intervenir en mettant en place des mesures efficaces :

  • En juin 2021, Eşref Akoda a abattu sa femme de 38 ans, Yemen, devant son domicile dans la ville d’Aksaray, en Anatolie centrale. Avant cette agression mortelle, les tribunaux avaient à quatre reprises émis des ordonnances de prévention imposant à Akoda de rester éloigné de sa femme après qu’il l’ait harcelée alors qu’elle avait demandé le divorce. Un avocat de la famille a déclaré qu’Akoda s’était approché de sa femme et l’avait menacée au moins deux fois, violant ainsi les troisième et quatrième ordonnances restrictives le concernant, mais que le tribunal ne lui avait infligé aucune des sanctions disciplinaires disponibles, y compris une courte période de détention, en raison, selon ce tribunal, d’un « manque de preuves. » Le procureur a également refusé d’engager des poursuites pénales contre Akoda, bien que l’avocat de sa femme ait déposé plusieurs plaintes auprès du bureau du procureur.
  • Ayşe Tuba Arslan est décédée le 11 octobre 2019 des suites des blessures que lui a infligées son ancien mari, Yalçın Özalpay, avec un hachoir à viande et un couteau. Les autorités ont confirmé qu’Arslan avait, entre 2018 et 2019, déposé 23 plaintes auprès de la police et du bureau du procureur contre son ancien mari. Elle a obtenu quatre ordonnances de prévention qu’Özalpay a violées à plusieurs reprises, sans conséquences pour lui. Les sanctions les plus sévères qu’il a eues à subir pour ses agressions répétées et son comportement menaçant étaient une forme de peine de prison avec sursis et des amendes. Özalpay a pu éviter la détention pour violation des ordonnances de prévention parce qu’Arslan aurait été incapable de produire les preuves de ces violations.

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