Cameroun : Deux ans après le massacre de Ngarbuh, la justice n’a toujours pas été rendue

(Nairobi) – Le procès de 21 individus accusés d’être impliqués dans les meurtres de 21 civils, perpétrés le 14 février 2020 à Ngarbuh, dans la région du Nord-Ouest du Cameroun, traîne depuis 14 mois, a déclaré aujourd’hui Human Rights Watch. Cette lenteur suscite des inquiétudes quant à l’efficacité du système judiciaire et sa capacité à rendre justice pour les victimes. L’absence de progrès est aggravée par les possibilités limitées d’accès et de participation des familles des victimes, le manque de témoins probants et l’impunité dont jouissent jusqu’à présent des officiers supérieurs de la chaîne de commandement. Les seuls témoins convoqués à ce jour n’ont pas observé eux-mêmes les meurtres, et soutiennent que les victimes étaient des combattants séparatistes.

« Lorsque le procès a débuté, il a été salué comme un pas vers la justice et la lutte contre l’impunité qui entoure les abus de l’armée dans les régions anglophones du Cameroun », a déclaré Ilaria Allegrozzi, chercheuse senior sur l’Afrique centrale à Human Rights Watch. « Mais deux ans après le massacre, les familles des victimes attendent toujours que justice soit rendue, alors même que les forces de sécurité continuent à commettre de graves violations des droits humains. »

Les meurtres de Ngarbuh constituent l’une des pires atrocités commises par les forces de sécurité camerounaises depuis le début de la crise dans les régions anglophones du pays, fin 2016. Le gouvernement a d’abord nié la responsabilité des forces de sécurité, avant que le Président Paul Biya, sous la pression de la communauté internationale, ne crée une commission d’enquête le 1er mars 2020. Le gouvernement a ensuite reconnu une certaine responsabilité de ses forces de sécurité, puis annoncé l’arrestation de deux soldats et d’un gendarme en juin 2020.

Les recherches menées par Human Rights Watch ont conclu que les forces gouvernementales et des membres armés d’ethnie peule ont tué 21 civils à Ngarbuh, dont 13 enfants et une femme enceinte, brûlé cinq maisons, pillé de nombreux autres biens et passé à tabac des habitants dans le cadre d’une opération de représailles visant la communauté, soupçonnée de cacher des combattants séparatistes. Les Peuls qui vivent à Ngarbuh et dans ses environs sont également connue sous le nom de Mbororo, et sont principalement des bergers.

Le procès dans l’affaire de Ngarbuh, qui a débuté le 17 décembre 2020 devant le tribunal militaire de Yaoundé, la capitale camerounaise. À ce jour, 15 audiences ont été tenues, la prochaine étant prévue le 17 février 2022. Parmi les accusés figurent deux soldats – un sergent et un soldat de première classe du 52e Bataillon d’intervention motorisé (BIM), un gendarme, un ancien combattant séparatiste et 17 membres d’un « comité de vigilance » (groupe d’autodéfense) peul, qui sont toujours en liberté. Ils sont accusés de meurtres, d’incendie criminel, de destructions, de violences contre une femme enceinte et de désobéissance aux ordres.

Le tribunal se trouve à environ 450 kilomètres de Ngarbuh, ce qui rend difficile la présence des membres des familles des victimes. Les avocats des membres de ces familles ont exprimé leur inquiétude à ce sujet en mars 2021. Depuis, seuls deux membres de familles de victimes ont témoigné devant le tribunal.

La Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) a déclaré que « toutes les enquêtes doivent être rapides, impartiales, approfondies et transparentes » et que le fait de ne pas « prendre, de manière transparente, toutes les mesures nécessaires pour enquêter sur les morts suspectes et tous les meurtres commis par des agents de l’État et identifier et tenir pour responsables les individus ou les groupes coupables de violations du droit à la vie constitue en soi une violation de ce droit par l’État ».

Selon les normes internationales, notamment le Protocole du Minnesota relatif aux enquêtes sur les décès résultant potentiellement d’actes illégaux, un instrument onusien, et la jurisprudence des organes de défense des droits de l’homme tels que la Cour européenne des droits de l’homme, pour qu’une enquête efficace soit transparente, les victimes et leurs familles doivent bénéficier d’un accès raisonnable.

Les avocats des victimes et de leurs familles ont déclaré à Human Rights Watch que les sections 177 et 189 du Code de procédure pénale du Cameroun prévoient la possibilité pour un magistrat de se rendre à Ngarbuh et de recueillir les dépositions de témoins. Mais d’après eux, les tribunaux ont recouru à la section 336 pour permettre aux procédures pénales d’être entendues et déterminées en l’absence de témoins.

Les normes internationales exigent également qu’une enquête efficace soit menée afin d’identifier et de recueillir des preuves auprès de témoins probants, de prendre toutes les mesures possibles pour identifier et localiser les personnes suspectées d’être impliquées dans les crimes, et de demander des comptes à tous les responsables, tels que ceux qui ont une responsabilité dans la chaîne de commandement.

Au lieu de cela, les avocats des membres de la famille ont déclaré que l’accusation a présenté des témoignages d’individus qui n’étaient pas présents sur les lieux des crimes et dont les témoignages entrent en contradiction avec les récits de témoins recueillis au cours de l’enquête préliminaire, ainsi qu’avec les rapports sur le massacre préparés par l’ONU et les organisations locales et internationales de défense des droits humains, notamment Human Rights Watch.

« Les affirmations des autorités administratives et militaires, qui servent de témoins à charge dans cette affaire, tentent de démontrer que les victimes de Ngarbuh étaient des combattants séparatistes et non des civils », a déclaré Me Menkem Sother, l’un des avocats des familles. « Il semble que le but de l’enquête sera de montrer que les forces de sécurité camerounaises n’ont tué que des combattants séparatistes à Ngarbuh et que le meurtre de tout civil a été commis par des membres du comité de vigilance. »

Les autorités judiciaires semblent également n’avoir fait aucun effort pour retrouver les membres du comité de vigilance accusés. Selon les avocats des familles des victimes, les enquêteurs disposaient du numéro de téléphone d’au moins l’un d’entre eux et savaient où il se trouvaient ; toutefois, elles n’ont apparemment pas tenté de le retrouver et de l’appréhender, ni d’expliquer la raison pour laquelle ils ne l’ont pas fait.

Dans les régions anglophones, les comités de vigilance collaborent étroitement avec les autorités locales et les forces de sécurité et reçoivent un soutien matériel de la part du gouvernement sous forme de motos, de trousses de premiers secours, de lampes de poche et de détecteurs de métaux. Par conséquent, les sous-préfets, dont celui de Ndu, qui comprend Ngarbuh, devraient normalement disposer d’une liste de membres des comités de vigilance opérant dans leurs zones.

La stratégie de l’accusation omet également d’établir les responsabilités des autorités, chargées de la supervision directe des suspects et des unités et du personnel qui ont mené l’opération militaire à Ngarbuh. Parmi eux, figurent le commandant du 52ème BIM, qui avait reconnu avoir autorisé une opération de reconnaissance à Ngarbuh, et le sous-préfet de Ndu. Les 17 membres du comité de vigilance auraient agi sous sa supervision. Selon les avocats des familles des victimes, les suspects ont tous déclaré que l’opération à Ngarbuh avait été autorisée par le commandant du 52ème BIM et le sous-préfet de Ndu.

Selon les avocats des victimes, le juge chargé de l’affaire siège également à la cour d’appel, à laquelle seront soumises les plaintes relatives au procès et les demandes de révision. « Si les parties ne sont pas satisfaites du jugement et que l’affaire est renvoyée devant la cour d’appel, la révision sera effectuée par le même juge », a déclaré Barrister Richard Tamfu, l’un des avocats des familles. Il s’agit d’une violation flagrante du droit de faire appel devant un tribunal impartial. Comme le stipulent les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique, l’impartialité judiciaire est compromise si « un magistrat siège en qualité de membre d’une juridiction d’appel pour connaître d’une affaire qu’il a déjà tranchée ou dans laquelle il a été impliqué dans une juridiction inférieure ».

Alors que le procès se poursuit, les forces de sécurité camerounaises continuent de commettre de graves crimes dans les régions anglophones, soulignant le climat d’impunité qui nourrit la crise dans les régions anglophones du Cameroun depuis cinq ans. Les groupes séparatistes armés se sont également livrés à des abus, notamment des meurtres, des enlèvements, des actes de torture et des attaques généralisées contre l’éducation. Cette situation met en évidence la nécessité urgente d’ouvrir des enquêtes efficaces et conformes aux normes internationales relatives à tous les abus graves.

« L’absence de justice pour les meurtres de civils à Ngarbuh et les abus militaires récurrents sont des conséquences évitables de l’incapacité à garantir des enquêtes et des poursuites efficaces », a déclaré Ilaria Allegrozzi. « Les autorités camerounaises devraient faire régner la discipline parmi leurs forces de sécurité, veiller à ce qu’il soit mis fin aux abus et à ce que les principaux responsables des meurtres de Ngarbuh, ainsi que d’autres abus graves, soient tenus comptables de leurs actes dans le cadre de procès équitables et efficaces. »

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