Myanmar : Détention massive de Rohingyas dans des camps sordides

8 octobre 2020 1:56PM EDT

Même avec la « fermeture » de certains camps, les conditions de confinement et la persécution se poursuivent

(Bangkok) – Le gouvernement du Myanmar devrait d’urgence mettre fin à la détention arbitraire, à durée indéfinie et dans des conditions abusives, de près de 130 000 musulmans rohingyas dans des camps sordides situés dans l’État de Rakhine, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Les mesures prises récemment pour cerner les camps par des clôtures semblent viser à pérenniser la ségrégation et le confinement des Rohingyas et de plusieurs milliers de musulmans de l’ethnie Kaman, que les autorités ont internés dans des prisons à ciel ouvert depuis la campagne de nettoyage ethnique en 2012 et le déplacement de population qui s’est ensuivi.

Ce rapport de 169 pages, intitulé « ‘An Open Prison without End’: Myanmar’s Mass Detention of Rohingya in Rakhine State » (« “Une peine interminable dans une prison à ciel ouvert” : Détention massive de Rohingyas par le Myanmar dans l’État de Rakhine »), met en évidence les conditions inhumaines recensées dans les 24 camps et autres installations de fortune au centre de l’État de Rakhine. Les sévères restrictions qui pèsent sur l’accès aux moyens de subsistance, à l’éducation, aux soins de santé, à de la nourriture et des abris adéquats, ainsi que sur la liberté de circulation, ont été aggravées par les entraves répétées à l’aide humanitaire, dont les Rohingyas dépendent pour survivre.

Ces conditions menacent de plus en plus le droit à la vie et d’autres droits fondamentaux des Rohingyas. Dans les camps, les taux de malnutrition, de maladies d’origine hydrique et de mortalité maternelle et post-infantile sont bien plus élevés que pour les membres de l’ethnie Rakhine qui vivent librement dans cet État. Les récits de décès évitables sont monnaie courante. « Le camp n’est pas un endroit où vivre », a indiqué un Rohingya à Human Rights Watch.

« Cela fait huit ans que le gouvernement du Myanmar confine 130 000 Rohingyas dans des conditions inhumaines, les privant de leur domicile, de leur terre et de leurs sources de revenus, et il y a peu d’espoir que les choses s’améliorent », a expliqué Shayna Bauchner, chercheuse auprès de la division Asie de Human Rights Watch et auteure du rapport. « Les allégations du gouvernement selon lesquelles il n’est pas l’auteur des crimes internationaux les plus graves continueront de sonner creux tant qu’il ne coupera pas les barbelés et ne permettra pas aux Rohingyas de retourner chez eux avec la garantie d’une protection juridique totale. »

Les abus perpétrés contre les Rohingyas s’apparentent à de l’apartheid et à de la persécution, qui sont des crimes contre l’humanité, a déclaré Human Rights Watch. Le nettoyage ethnique et l’internement menés depuis 2012 ont ouvert la voie aux atrocités commises en masse par les autorités en 2016 et 2017 dans le nord de l’État de Rakhine, elles aussi assimilables à des crimes contre l’humanité, voire à un génocide.

Le rapport s’appuie sur plus de 60 entretiens menés depuis fin 2018 avec des Rohingyas, des musulmans Kaman et des travailleurs humanitaires. Human Rights Watch a également examiné plus de 100 documents et rapports gouvernementaux (internes et publics), non gouvernementaux, ou de l’ONU, qui montrent que le gouvernement du Myanmar et l’État de Rakhine se sont délibérément refusés à accroître la liberté de circulation ou à améliorer les conditions de vie dans les camps, notamment en interdisant l’accès à une surface adéquate ou à une terre adaptée à la construction et la maintenance de camps.

Selon les Rohingyas, chaque jour passé dans un camp est un jour en prison. Une pléthore de restrictions leur ôte toute liberté de circulation : directives officielles et arrêtés locaux, mesures informelles et ad hoc, postes de contrôle et clôtures de barbelés, sans oublier une extorsion généralisée. Quiconque est découvert hors du camp est soumis à des actes de torture et à d’autres abus par les forces de sécurité.

« La vie dans les camps est si cruelle », a déclaré un Rohingya. « Les chances de se déplacer librement sont nulles… Nous n’avons aucune liberté. »

Tous les Rohingyas interrogés ont indiqué vouloir retrouver leurs domiciles, leurs villages et leur terre. « Nous voulons être connus sous le nom de Rohingya », a proclamé un homme du camp de  Ohn Taw Gyi. « Nous voulons nos maisons ; nous voulons notre pays. Nous voulons récupérer ce que nous possédions. »

Les autorités ont pris prétexte des actes de violence menés contre les communautés rohingyas en 2012 pour isoler et confiner une population qu’elles cherchaient depuis longtemps à expulser, a affirmé Human Rights Watch. Un agent de l’ONU qui travaillait dans l’État de Rakhine à cette époque a décrit l’approche du gouvernement en 2012 comme suit : « Acculer, cerner, confiner l’ennemi” ». Les quelques milliers de bouddhistes rakhines déplacés en 2012 sont depuis rentrés chez eux ou ont été relogés.

En avril 2017, le gouvernement a annoncé qu’il commencerait à fermer des camps. En novembre 2019, il a adopté une « stratégie nationale de réinstallation des personnes déplacées à l’intérieur du pays et de clôture des camps de déplacés », qui, selon ses dires, apporterait des solutions durables. Cependant, ce processus a donné lieu à la construction de structures permanentes à proximité des camps existants, accentuant encore la ségrégation et ôtant aux Rohingyas le droit de retourner sur leurs terres, de reconstruire leurs maisons, de retrouver du travail et de réintégrer la société du Myanmar.

« Personne n’a pu rentrer, personne n’a reçu d’indemnisation », a déclaré le chef d'une communauté kaman. « Nous continuons de demander, même si c’est notre terre que nous demandons au gouvernement. » Dans les trois camps qui sont officiellement « fermés », aucune amélioration notable de la liberté de circulation ou de l’accès aux services de base n’a été constatée.

Le sentiment de désespoir a envahi les camps, a affirmé Human Rights Watch. Aucun des Rohingyas interrogés par Human Rights Watch n’a indiqué croire que leur détention à durée indéterminée pourrait prendre fin ou que leurs enfants pourraient un jour vivre, apprendre et se déplacer librement. « Je crois que ce système est permanent », a déclaré une femme rohingya. « Rien ne va changer. Ce ne sont que des mots. »

Ces derniers mois, la pandémie de Covid-19 et la recrudescence des combats entre les militaires du Myanmar et l’armée d’Arakan, groupe armé rakhine, ont accru l’extrême vulnérabilité des Rohingyas. Des élections générales sont prévues en novembre, mais la plupart des Rohingyas ont été interdits de se présenter candidat et privés de leur droit de vote.

De l’autre côté de la frontière au Bangladesh, près d’un million de réfugiés rohingyas – la plupart ayant fui les atrocités commises par les militaires du Myanmar après août 2017 – vivent dans des camps surpeuplés, sujets aux inondations. Le gouvernement du Myanmar a allégué qu’il était prêt à les rapatrier, mais le confinement de 130 000 Rohingyas au centre de l’État de Rakhine depuis huit ans jette toutefois un discrédit sur ces allégations.

Les réfugiés au Bangladesh ont exposé les conditions nécessaires à leur retour, et cela inclut la sécurité et la liberté des Rohingyas dans les camps du centre de l’État de Rakhine. « Nous savons que des milliers de Rohingyas rentrés au Myanmar sont toujours détenus dans des camps », a déclaré un réfugié rohingya. « Si toutes ces personnes étaient libérées et pouvaient retrouver leurs villages, alors nous saurions que nous pouvons rentrer en toute sécurité, et nous retournerions chez nous. »

Les donateurs, les agences humanitaires et les Nations Unies devraient mener une action collective forte pour s’opposer au système d’apartheid en place au Myanmar, notamment en subordonnant le financement d’infrastructures permanentes et de projets de développement dans l’État de Rakhine à l’atteinte d’objectifs précis en matière de droits humains, tels que la levée des restrictions de circulation. Ils devraient exhorter le gouvernement du Myanmar à stopper le processus en cours de « clôture » des camps le temps que les communautés affectées soient dûment consultées, et ce dans le respect des normes internationales, et qu’une nouvelle stratégie soit établie sur la base de ces consultations.

« Le gouvernement d’Aung San Suu Kyi et l’armée birmane ont délibérément créé et maintenu des conditions déplorables dans les camps qui rendent la vie des Rohingyas insupportable », a déclaré Shayna Bauchner. « Les gouvernements des autres pays et les Nations Unies devraient réévaluer leur approche et insister auprès du Myanmar pour qu’il assure la sécurité et la liberté des Rohingyas, tout en veillant à ce que les responsables de ce régime d’apartheid répondent de leurs actes. »

Témoignages extraits du rapport

Myo Myint Oo a été transféré vers un logement individuel dans le camp de Nidin à Kyauktaw en 2018 :

Rien n’a changé dans le camp au cours des sept dernières années. Nous avons obtenu des abris individuels en août 2018, mais tout le reste demeure inchangé depuis juin 2012. Nos maisons sont toujours en dehors de la zone de la communauté hôte [composée en majorité de Rohingyas], et nous ne pouvons pas nous déplacer librement dans les villages car selon [les autorités], ce n’est pas sûr pour nous. Chaque jour passé est un jour de plus en prison. Nous n’avons aucune liberté de circulation, et rencontrons encore d’énormes difficultés pour assurer notre subsistance, nos revenus et notre santé. Parfois, [les autorités] viennent nous menacer si nous réclamons plus de liberté de mouvement….

Nous voulons retourner là d’où nous venons et reprendre nos emplois, vivre à nouveau avec nos voisins, en paix, comme c’était le cas avant 2012. Nous voulons vivre dans un lieu sûr avec d’autres personnes, et ce pour toujours. D’autres personnes ont déjà pris possession de nos terres, mais les autorités locales ne font rien pour y remédier.

Kamal Ahmad a vécu dans le camp de Khaung Doke Khar à Sittwe jusqu’en 2018 :

Le soir, personne n’était autorisé à sortir de son abri, il n’y avait aucune liberté de circulation. Si un Rohingya était découvert hors de son abri, il se faisait torturer, voire jeter en prison après avoir été torturé. Mon logement se trouvait juste à côté du poste de police : nous entendions des bruits de torture presque toutes les nuits.

Lorsqu’un Rohingya était trouvé la nuit à l’extérieur, il recevait d’abord des coups sur les pieds, puis sur le reste du corps. Ceux souffrant de maladies cardiaques ou de problèmes respiratoires suppliaient les policiers de ne pas les frapper à la poitrine. Les gifles étaient monnaie courante.

Il y a trois ans, j’ai vu un jeune Rohingya se faire torturer jusqu’à la mort simplement pour être sorti. Il y a huit mois, ma mère, qui vit toujours dans le camp, m’a appris au téléphone qu’un vendeur d’outils rohingya avait été torturé à mort parce qu’il était rentré chez lui en retard avant la tombée de la nuit.

Hamida Begum a vécu dans le camp de Thet Kae Pyin à Sittwe dans l’État de Rakhine jusqu’en 2018 :

Croyez-vous que les puits tubulaires et les abris installés dans les camps nous suffisent pour vivre ? Nous ne pouvions pas aller au marché pour acheter ce dont nous avions besoin, nous ne pouvions pas manger correctement, nous ne pouvions pas circuler librement là où nous le souhaitions.

Mes deux fils se rendaient aux centres d’apprentissage temporaires car il n’y avait aucune structure scolaire. Il n’y a aucun futur là-bas…

Nous voulons obtenir justice. Nous voulons retrouver nos terres. L’un de mes souhaits est de revenir là où je suis née, à Kyaukpyu, avant de mourir ; autrement, autant mourir ici au Bangladesh. Même les animaux – les chiens, les renards, les créatures de la forêt – ont leur propre terre. Nous, les Rohingyas, nous n’avons plus aucun endroit où vivre, et pourtant à une époque, nous avions nos propres terres.

Myat Noe Khaing, qui vivait à Aung Mingalar, la dernière enclave musulmane de la ville de Sittwe, s’est exprimée sur les Rohingyas qui fuient en Malaisie par la mer en entreprenant des voyages à haut risque :

Nous savons que nous allons mourir en mer. Nous aurons de la chance si nous arrivons à destination, et si nous mourons, ce n’est pas grave car nous n’avons aucun avenir ici… Est-ce que j’ai tort ? D’être une Rohingya, de venir de Rakhine ? Je me demande ce que j’ai fait de mal. Mais, non, je n’ai rien fait de mal.

Mohammed Yunus a vécu dans le camp de Ohn Taw Gyi à Sittwe pendant des années avant de fuir au Bangladesh :

Il nous était interdit à toute heure de sortir du camp [de Ohn Taw Gyi]. Nous pouvions nous rendre dans les autres camps pendant la journée, jusqu’à 9 heures du soir. De 9 heures du soir à 6 heures du matin, c’était couvre-feu complet : interdiction de se déplacer même pour se rendre dans les autres camps. Quiconque était retrouvé hors de son abri après 9 heures du soir était sanctionné, que ce soit en étant emprisonné ou torturé… Au cours des années que j’ai passées dans le camp, j’ai vu les conditions devenir de plus en plus strictes. C’était une peine interminable dans une prison à ciel ouvert. Nous ne retournerons pas dans cette prison tant que nos droits ne seront pas assurés.

Abdul Kadar a vécu dans le camp de Thae Chaung à Sittwe jusqu’en 2018 :

Nous étions pêcheurs, mais les autorités ne nous accordaient que 2 jours en mer. Nous aurions eu besoin de 10 à 12 jours, mais cette possibilité n’était offerte qu’aux bouddhistes, pas à nous. Pour rejoindre la mer, nous devions passer par le poste de contrôle et donner aux policiers de l’essence, du bois de chauffage et des aliments secs ; nous devions également leur donner le nom de chacun. Si nous ne revenions pas à temps, nous étions battus, torturés ou forcés à leur céder le fruit de notre pêche. Même si nous respections le délai, ils nous prenaient notre plus grosse prise.

Sultan Ahmad vit dans le camp de Thet Kae Pyin à Sittwe :

Nous sommes fortement préoccupés par les futures élections de 2020. En 2015, le gouvernement de l’Union nous a retiré le droit de vote. C'est injuste pour les Rohingyas et les Kamans. En 2020, la communauté internationale devrait se mobiliser pour inciter le gouvernement à nous laisser une chance de voter dans le cadre d’élections équitables pour les Rohingyas.

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