Maroc : Un journaliste critique poursuivi pour espionnage

Emprisonnement abusif, accusations fragiles et soupçons de manipulation politique

(Washington) – Les autorités marocaines ont emprisonné un activiste et journaliste indépendant, Omar Radi, pour espionnage et d’autres accusations qui semblent pauvrement étayées, a déclaré Human Rights Watch aujourd’hui. L’enquête judiciaire dont il fait l’objet, qui doit démarrer le 22 septembre 2020, laisse craindre une instrumentalisation du système judiciaire par les autorités, pour réduire au silence une des rares voix critiques subsistant encore dans les médias marocains.

Radi, 34 ans, en prison depuis le 29 juillet, risque jusqu’à dix ans de prison s’il est reconnu coupable. Les accusations d’« espionnage » se fondent sur son travail journalistique, ainsi que des recherches qu’il a effectuées à la demande de clients basés à l’étranger. Radi a nié toutes les accusations portées contre lui, y compris une accusation de viol découlant d’une relation qu’il qualifie de consensuelle. Son accusatrice, qui s’est exprimée publiquement, a le droit d’être entendue et respectée. Au même titre que Radi, elle a droit à une procédure judiciaire équitable.

« Désormais, les poursuites apparemment truquées contre des journalistes critiques figurent en bonne place dans le manuel des autorités marocaines pour étouffer toute contestation », a déclaré Eric Goldstein, directeur par intérim de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Les accusations d’espionnage, ainsi qu’une cascade d’autres charges, semblent concoctées pour faire tomber Omar Radi. »

Défenseur des droits humains et journaliste d’investigation primé, Radi a publié plusieurs enquêtes sur la corruption dans le milieu politique et les expropriations de terrains par des spéculateurs. Il a aussi collaboré avec divers médias marocains et internationaux, comme correspondant ou pigiste.

Human Rights Watch s’est entretenu avec Radi avant qu’il ne soit arrêté, ainsi qu’avec son père, ses deux avocats, trois de ses collègues, quatre témoins de deux incidents au sujet desquels il est poursuivi, et plusieurs membres de son comité de soutien. Human Rights Watch a également consulté des articles de médias en ligne réputés proches des services de sécurité, dont certains semblaient exposer le dossier présenté au juge d’instruction.

Ce n’est pas la première fois que les autorités ont Radi dans leur collimateur. Un tribunal l’avait brièvement emprisonné pour un tweet critiquant un juge en décembre 2019. En juin, Amnesty International a rapporté que le téléphone cellulaire de Radi avait été infiltré par un puissant logiciel espion qui, d’après son concepteur, n’est vendu qu’aux gouvernements. Les autorités marocaines ont farouchement nié l’accusation, bien qu’un tribunal ait approuvé, fin 2017, la mise sur écoute du téléphone de Radi.

À partir du 26 juin 2020, la police judiciaire, la gendarmerie et des procureurs ont convoqué Radi pour douze séances d’interrogatoire de six à neuf heures chacune pour répondre de multiples accusations, y compris avoir prétendument fourni des « services d’espionnage » à des gouvernements, entreprises et organisations étrangers. Des médias proches des services de sécurité, qui se spécialisent dans la calomnie des opposants, ont publié de nombreux articles insultant Radi, ses parents, ses amis et ses défenseurs, révélant des détails de sa vie privée et pronostiquant (sans se tromper) la date de son arrestation. Un de ces articles, qui divulguait les détails de l’enquête policière sur Radi, a été brièvement accessible en ligne avant d’être supprimé. Human Rights Watch s’en est procuré une version PDF.

Driss Radi, le père d’Omar, a déclaré à Human Rights Watch que les interrogatoires policiers intensifs et la féroce campagne de diffamation subis par son fils, relevaient de la « torture psychologique ». Il a produit un certificat médical, signé par un psychiatre le 28 juillet, attestant que la santé mentale d’Omar nécessitait un arrêt de travail de 30 jours avec effet immédiat. La police l’a arrêté le lendemain.

Radi a été placé en détention provisoire le 29 juillet par le juge d’instruction, qui a justifié cette mesure par « le caractère dangereux des actes criminels, l’atteinte à l’ordre public et la présence de moyens de preuve », ont rapporté ses avocats à Human Rights Watch. La défense a contesté cette décision le 2 septembre, arguant que la détention provisoire devait être réservée aux cas exceptionnels, conformément à la Constitution et aux lois marocaines, ainsi qu’au Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le juge a rejeté la demande de liberté provisoire de Radi le 3 septembre.

Le dossier d’accusation contre Radi se fonde apparemment sur des échanges de SMS avec un diplomate étranger, des contrats qu’il a signés avec des sociétés de consulting étrangères pour effectuer des recherches au Maroc, ainsi que des recherches journalistiques sur l’impact social des expropriations de terres collectives, pour lesquelles il avait obtenu une bourse.

En se basant sur les conclusions de la police, le procureur avance que les activités de Radi violent l’article 191 du code pénal car elles « portent atteinte à la sûreté extérieure de l’État [en entretenant] avec les agents d’une autorité étrangère des intelligences ayant pour objet ou ayant eu pour effet de nuire à la situation diplomatique du Maroc ». Les activités de Radi, estime le procureur, permettent également de le poursuivre en vertu de l’article 206 pour « atteinte à la sûreté intérieure de l’État [en recevant] d’une personne ou d’une organisation étrangère [une rémunération pour] une activité ou une propagande de nature à ébranler la fidélité que les citoyens doivent à l’État et aux institutions du peuple marocain ».

Les accusations d’espionnage et d’atteinte à la sûreté de l’État ne semblent fondées sur aucune preuve que Radi ait fait autre chose que des travaux journalistiques ou de recherche sur des entreprises (« due diligence ») ordinaires, et maintenir le contact avec des diplomates, comme le font beaucoup de journalistes et de chercheurs de manière routinière. Il n’y a apparemment aucun élément prouvant qu’il ait fourni des informations secrètes à quiconque.

Les accusations de viol et d’attentat à la pudeur contre Radi, elles, sont fondées sur une plainte déposée le 23 juillet par une femme travaillant pour le même site d’information que lui. Radi affirme que la relation sexuelle, qui avait eu lieu dix jours plus tôt, était consensuelle. Toutes les plaintes pour agression sexuelle doivent donner lieu à des enquêtes sérieuses, et méritent punition si la culpabilité est formellement prouvée. Cela étant dit, il y a au Maroc des précédents de journalistes indépendants, activistes et politiciens arrêtés, jugés ou emprisonnés suite à des accusations douteuses de délits sexuels.

Dans le passé récent, le Maroc a fait emprisonner d’autres journalistes connus en vertu d’accusations sans lien avec leur travail, de même que plusieurs commentateurs sur Internet, activistes et artistes, condamnés pour des délits d’expression sur les médias sociaux.

« Le Maroc a un long passif en termes de poursuites pénales contre des opposants pacifiques, mais l’accumulation des charges contre Omar Radi bat tous les records », a conclu Eric Goldstein. « Les autorités devraient abandonner toutes les accusations infondées contre lui, le libérer en attente de son procès, et garantir des procédures équitables et transparentes, pour lui et toutes les parties présentes au tribunal.

Radi, qui est détenu à la prison d’Oukacha à Casablanca depuis son arrestation le 29 juillet, comparaîtra devant un juge d’instruction le 22 septembre, sous les accusations d’« atteinte à la sûreté extérieure de l’État [en entretenant avec des agents étrangers] des intelligences ayant pour objet de nuire à la situation diplomatique du Maroc », d’« atteinte à la sûreté intérieure de l’État [en recevant une rémunération étrangère] pour [...] ébranler la fidélité que les citoyens doivent à l’État et aux institutions du peuple marocain », d’« attentat à la pudeur avec violences », de viol, d’infraction au code général des impôts marocain et d’évasion fiscale.

Détention provisoire

Le 2 septembre, les avocats de Radi ont demandé que leur client soit placé en liberté provisoire en attendant son procès. Ils ont avancé que la détention provisoire devait rester exceptionnelle, conformément à la loi, et que ce type d’exception ne pouvait s’appliquer à Radi, qui fait l’objet d’une interdiction de quitter le territoire et s’est engagé à participer pleinement au processus judiciaire. Le 3 septembre, le juge d’instruction a rejeté la demande de libération au motif que « les actes [pour lesquels Radi est poursuivi] sont dangereux, l’enquête n’en est qu’à ses débuts [et sa] mise en liberté pourrait entraver les procédures d’instruction », a rapporté la défense à Human Rights Watch. La défense a fait appel de la décision au motif qu’elle était insuffisamment motivée. Le verdict d’appel est attendu le 23 septembre.

En l’absence de justification conséquente de son placement en détention provisoire, Radi devrait être immédiatement libéré en attendant son procès, a déclaré Human Rights Watch.

Accusations d’espionnage et d’atteinte à la sûreté de l’État

Le 2 juillet, un communiqué lu par le porte-parole du gouvernement, lors d’une conférence de presse tenue après une réunion gouvernementale, a annoncé que Radi était « soumis à une enquête judiciaire pour atteinte présumée à la sécurité de l'Etat, en raison de ses liens avec un officier de liaison d'un pays étranger ». Ce communiqué officiel a donné le ton à une campagne de diffamation contre Radi, qui a duré des mois, sur des sites d’information liés aux services de sécurité marocains. Ces sites ont divulgué des détails sur l’« agent secret étranger » en question, et ont accusé sans équivoque Omar Radi d’être un « espion ».

Fournir des informations à des gouvernements ou entités étrangers peut constituer un délit pénal reconnu, en fonction de la nature des informations, de leur destinataire et de l’intention du fournisseur. Mais dans le principe, le fait de recueillir des informations qui ne sont pas classées secrètes sur des situations sociales, des actions du gouvernement ou des activités commerciales, et de les transmettre à d’autres parties, via n’importe quel canal, est protégé par le droit internationalement reconnu à rechercher, recevoir et répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, d’après le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par le Maroc en 1979. Même si de telles informations s’avèrent peu flatteuses pour les détenteurs du pouvoir, ou si leur destinataire les utilise pour les critiquer, cela ne justifie pas de criminaliser le fait de les recueillir, ou de les partager.

De plus, des accusations telles que l’« atteinte à la situation diplomatique [d’une nation] » et l’« ébranlement de la fidélité que les citoyens doivent à l’État et aux institutions » sont trop floues et risquent de pénaliser des activités légitimes, comme la libre expression. Des infractions aussi vagues sont une porte ouverte à l’interprétation arbitraire des juges, à tel point que personne ne peut prédire raisonnablement quels actes seront considérés comme des crimes, a déclaré Human Rights Watch.

L’ambassade des Pays-Bas au Maroc

Fin 2017, alors que des manifestations socio-économiques massives et quasi-totalement pacifiques secouaient le Rif, dans le nord du Maroc, Radi s’est rendu fréquemment dans cette région pour préparer un documentaire sur le mouvement de protestation, connu sous le nom de « Hirak ». C’est pendant cette période qu’un juge a approuvé la requête, émise par un procureur, de mettre sur écoute le téléphone de Radi. Alors que ses communications étaient sous surveillance, Radi a échangé des SMS avec un diplomate travaillant à l’ambassade des Pays-Bas à Rabat. Ces SMS ne contenaient apparemment rien d’autre que des dispositions pour organiser des rencontres entre les deux hommes.

Interrogé par la police, Radi a insisté sur le fait que ses échanges avec le diplomate étaient des conversations de routine sur l’évolution des événements au Maroc, en particulier dans le Rif.

Selon des fuites de son dossier judiciaire, le procureur et la police semblent arguer que Radi, lors de ses échanges avec des diplomates hollandais, a fourni des informations sur les troubles du Rif afin que les responsables de ce pays les utilisent dans des déclarations publiques visant à nuire à la situation diplomatique du Maroc. C’est apparemment sur cela qu’ils se fondent pour accuser Radi de violer l’article 191 du code pénal, qui punit de cinq ans de prison l’« atteinte à la sûreté extérieure de l’État [en entretenant] avec des agents étrangers des intelligences ayant pour objet de nuire à la situation diplomatique du Maroc ».

Les sociétés de consulting économique britanniques

Selon un article publié le 15 juillet par le site d’information Le Desk, pour lequel travaille Radi, une société britannique de consulting économique avait engagé Radi en juillet 2018 en tant que consultant local en évaluation de risques. Radi devait conduire des entretiens avec des acteurs du secteur financier du royaume, afin d’établir un profil des associés d’une entreprise marocaine de services financiers, pour le compte d’un client de la société britannique qui envisageait d’y investir. Pour ce travail, Radi a reçu environ 1 500 USD.

D’après l’article du Desk, le contact de Radi pour ce travail dans la société britannique était un officier à la retraite du Bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth du Royaume-Uni, dont le nom avait été cité dans une liste d’agents allégués du MI6, le service de renseignements extérieurs du pays.

Radi a déclaré qu’à l’époque, il ignorait tout d’une quelconque affiliation aux services secrets de son interlocuteur au sein de la société britannique de consulting économique, et a nié avoir fourni à cette personne, ou à cette société, tout service autre que des recherches standard sur des entreprises privées.

La police et le procureur ont apparemment conclu que les services de Radi ne relevaient pas d’une innocente activité de consulting, mais plutôt d’espionnage. Ils sont apparemment parvenus à la même conclusion en ce qui concerne des services de consulting sur le secteur agricole marocain, fournis par Radi à une autre société britannique, pour lesquels il a été payé environ 450 USD.

Les tâches effectuées par Radi pour ces sociétés, ainsi que ses contacts avec l’ambassade des Pays-Bas, constituent le fondement de l’accusation d’« atteinte à la sûreté extérieure » en vertu de l’article 191 du code pénal. Le dossier d’accusation, et le rapport de police sur lequel il se fonde, ne semblent pourtant contenir aucune preuve sur la nature des éléments fournis par Radi à l’une ou l’autre société et constituant le crime d’espionnage, ni sur le fait qu’il les aurait fournis en sachant que cela porterait atteinte à la sûreté de l’État.

La Fondation Bertha

En janvier 2019, la Fondation Bertha, basée à Genève, a octroyé une bourse à Radi. Cette fondation offre des « fellowships » rémunérés à des journalistes et activistes qui œuvrent en faveur de changements économiques et sociaux. L’objectif de cette bourse était que Radi conduise des recherches sur l’impact social des expropriations de terrains pour cause d’utilité publique au Maroc.

La bourse faisait partie d’un programme appelé Bertha Challenge, qui soutient les « fellows » de Bertha pour qu’ils répondent à la question suivante : « Comment la collusion entre propriété, profit et politique contribue-t-elle aux injustices foncières et de logement, et que peut-on faire pour y remédier ? » Pour la police, cela signifiait que Radi, sous commande d’une organisation étrangère, avait accepté une tâche dont l’objectif était de susciter, au sein de la population marocaine, un sentiment d’injustice au sujet des expropriations de terrains.

Le procureur a recommandé d’inculper Radi en vertu de l’article 206 du code pénal, qui punit l’« atteinte à la sûreté intérieure de l’État [en recevant] d'une organisation étrangère […] des dons [pour] rémunérer au Maroc une activité ou une propagande de nature [...] à ébranler la fidélité que les citoyens doivent à l’État et aux institutions du peuple marocain ». La peine peut aller jusqu’à cinq ans de prison.

En 2015, les autorités avaient accusé un professeur d’histoire, Maati Monjib, ainsi que quatre activistes de la liberté de la presse – Hicham Mansouri, Hicham Khreibchi (connu sous le nom de Hicham Al-Miraat), Samad Aït Aïcha et Mohamed Essaber – d’avoir violé l’article 206 après avoir reçu des financements d’une organisation non gouvernementale hollandaise visant à organiser des ateliers de formation pour journalistes citoyens. Le procès, qui a fait l’objet de nombreux reports, est toujours en cours. Mansouri, Al Miraat et Aït Aïcha ont fui le Maroc après ce qu’ils ont qualifié de campagne de harcèlement étatique contre eux. Monjib, qui est resté au Maroc, a été attaqué et insulté à de multiples reprises par des sites web proches des services de sécurité.

Accusations d’attentat à la pudeur et de viol

Le 23 juillet, une femme travaillant comme agent commercial pour Le Desk, le site d’information qui emploie Radi, a porté plainte contre lui pour viol et attentat à la pudeur avec violences. L’incident allégué a eu lieu dans une maison appartenant au directeur du Desk, parfois utilisée comme lieu de travail par l’équipe. Cette femme, Radi, et un troisième employé du Desk, le journaliste Imad Stitou, avaient été invités à y passer la nuit, chacun devant dormir sur un canapé distinct dans un grand salon du rez-de-chaussée.

Radi et son accusatrice s’accordent sur le fait qu’ils ont eu une relation sexuelle dans ce salon vers 2 heures du matin, le 13 juillet. En revanche, alors que Radi déclare que la relation était consensuelle, la femme assure qu’elle a été agressée. Le témoignage que Stitou a plus tard apporté à la gendarmerie était conforme au récit de Radi, comme le plaignante l’a elle-même reconnu dans une interview.

Dans ce qui constitue une procédure inhabituelle, le tribunal a réuni en un seul dossier les accusations de viol et d’atteintes à la sûreté intérieure et extérieure de l’État. C’est le même juge d’instruction qui examinera toutes ces accusations.

Accusations d’ivresse publique, de violences et d’insultes

Dans un dossier distinct, Radi comparaîtra devant un juge le 24 septembre pour répondre des accusations d’« ivresse publique manifeste », de violences et d’insultes, pour lesquelles il risque jusqu’à six mois de prison. Cette affaire découle d’une altercation qui a opposé, le 5 juillet à la sortie d’un pub à Casablanca, Radi, Stitou et Karim Alaoui, un caméraman de Chouf TV, un site d’information marocain réputé lié aux services de sécurité.

Dans une vidéo de l’incident, on entend Alaoui hurler des insultes à Radi, le traitant de « voleur » et d’« ivrogne ». Radi a déclaré à Human Rights Watch qu’il soupçonnait que cet incident était une provocation, étant donné que la police est intervenue presque immédiatement et l’a arrêté, lui et Stitou, tandis qu’Alaoui n’a pas été détenu et se trouve aujourd’hui sous le coup d’accusations moins que graves que les siennes.

Dans un communiqué publié sur Facebook, Radi explique qu’Alaoui le harcelait depuis plusieurs jours, à chaque fois qu’il entrait ou sortait du siège de la police judiciaire à Casablanca où il était interrogé. Deux témoins de l’incident ont déclaré à Human Rights Watch qu’Alaoui avait attendu à l’extérieur du pub pendant des heures, tandis que Radi était à l’intérieur, puis avait commencé à le filmer à l’instant où il était sorti, vers 23 heures. Les trois hommes avaient alors échangé des invectives tout en se filmant mutuellement avec leurs téléphones portables.

Aucun acte de violence n’a eu lieu, ont déclaré les témoins, ajoutant qu’une fourgonnette de police, apparemment garée dans une rue adjacente, était apparue moins d'une minute après le début de la dispute. Les policiers ont interpellé Radi et Stitou, laissant Alaoui en liberté. Le directeur du Desk, qui a relaté l’incident, l’a qualifié de « parfait guet-apens ». Radi et Stitou, détenus toute la nuit, ont été libérés le lendemain après-midi.

Radi a déclaré à Human Rights Watch que les policiers avaient confisqué son smartphone lors de son interpellation et qu’un agent lui avait dit qu’ils avaient consulté son contenu, y compris ses conversations sur la messagerie cryptée Signal. Radi et Stitou sont inculpés d’ivresse publique, de violences, d’insultes et d’avoir filmé une personne sans son autorisation. Ils risquent jusqu’à six mois de prison s’ils sont reconnus coupables. Alaoui, lui, est inculpé des deux derniers chefs d’accusation. Stitou et Alaoui sont en liberté provisoire en attendant la première audience au tribunal pour cette affaire, prévue le 24 septembre.

Chouf TV a été mentionné comme faisant partie des « médias de diffamation », un groupe de sites web réputés liés aux services de sécurité. Le 16 juillet, un collectif de 110 journalistes marocains a condamné ces sites pour les « diffamations, insultes et calomnies » dont ils bombardent tout opposant sur lequel les autorités ouvrent une enquête.

Procès pour délits sexuels dans un contexte politisé

Le Maroc a connu de nombreux précédents où des journalistes indépendants, des activistes ou des politiciens ont été arrêtés, poursuivis et emprisonnés pour des accusations douteuses d’agression sexuelle ou de relations sexuelles hors mariage. Certains de ces procès ont été largement dénoncés comme politiques, et dénués de garanties d’équité pour toutes les parties.

Ces affaires surviennent dans un contexte où les femmes marocaines font face à des obstacles structurels lorsqu’elles veulent dénoncer des violences sexuelles et demander réparation. Elles-mêmes peuvent se retrouver poursuivies pour relations sexuelles hors mariage si on ne croit pas leurs allégations de viol, et le taux de condamnation des agresseurs est faible.

En mai 2015, un tribunal de Rabat avait condamné Hicham Mansouri, un activiste de la liberté de la presse, ainsi que sa co-accusée, à dix mois de prison pour adultère. Deux mois plus tôt, un membre dirigeant du mouvement islamiste d’opposition Justice et Bienfaisance (Al Adl wa’l Ihsan), El-Mostafa Erriq, ainsi qu’une femme au domicile de laquelle il se trouvait, ont été arrêtés et détenus pendant trois jours. Comme Mansouri, Erriq a affirmé que la police l’avait piégé et fabriqué les preuves d’adultère, notamment en le déshabillant de force avant de le photographier sur le lieu de son arrestation.

En septembre 2019, un tribunal de Rabat a condamné une journaliste, Hajar Raissouni, à un an de prison pour avortement et relations sexuelles hors mariage. Un procureur a divulgué publiquement des détails extrêmement personnels sur sa vie sexuelle et reproductive, obtenus par un examen gynécologique de Raissouni réalisé sans son accord, alors qu’elle était en détention. Ce type d’examen médical, réalisé sans le consentement de la personne, constitue un traitement cruel et dégradant au regard des normes internationales relatives aux droits humains.

Le tribunal a également condamné le fiancé de Raissouni et le médecin accusé d’avoir pratiqué l’avortement, respectivement à un et deux ans de prison. Tous ont nié les accusations. Raissouni, son fiancé et le médecin ont été libérés le 16 octobre après avoir bénéficié d’une grâce royale. Cette affaire était probablement motivée par les liens familiaux de Raissouni avec des dissidents connus, et par son travail journalistique à Akhbar Al Yaoum, un quotidien que les autorités ont ciblé à plusieurs reprises pour ses reportages et commentaires indépendants.

D’autres journalistes d’Akhbar Al Yaoum ont été emprisonnés suite à des accusations d’agression sexuelle. En mai 2020, le rédacteur en chef du journal, Souleiman Raissouni, a été emprisonné, accusé d’avoir agressé sexuellement un homme. Son procès n’a pas encore démarré.

En octobre 2019, le directeur de la publication d’Akhbar Al Yaoum, Taoufik Bouachrine, a été condamné à 15 ans de prison pour agression sexuelle à l’encontre de plusieurs femmes. Le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a conclu que son procès était d’entaché d’irrégularités de procédure, et qu’il faisait partie d’« un harcèlement judiciaire qui ne saurait qu’être la conséquence du travail d’investigation et d’information de M. Bouachrine ».

Dans une tribune au Washington Post, Afaf Bernani, une femme qui travaillait dans le journal de Bouachrine, a déclaré qu’elle avait fui en Tunisie en 2019 après avoir été condamnée à six mois de prison au Maroc. Elle avait été poursuivie pour avoir clamé que le procès-verbal de ses déclarations à la police avait été falsifié pour lui faire dire, à tort, qu’elle accusait Bouachrine d’agression sexuelle. Après avoir nié que Bouachrine l’ait agressée, Bernani a subi, affirme-t-elle, « de multiples formes de harcèlement et de torture psychologique », y compris son arrestation par la police en dehors de toute procédure, un raid policier au domicile d’une amie chez qui elle demeurait, et des campagnes de diffamation incessantes contre elle dans les médias proches des services de sécurité.

Dans un post Facebook daté du 25 août, la femme qui accuse Radi de viol a réagi à la tribune de Bernani dans le Washington Post. Elle assure que son cas est différent de celui de Bernani, et qu’elle est, quant-à-elle, une victime de violences sexuelles qui a porté plainte de son propre chef.

Les « médias de diffamation »

Entre le 7 juin et le 15 septembre, Human Rights Watch a décompté au moins 136 articles attaquant Radi, sa famille et ses défenseurs sur les sites d’information marocains Chouf TV, Barlamane et Le360, dans leurs versions arabes et françaises. Ces dernières années, des centaines d’autres articles ont été publiés – sur ces sites et sur d’autres, à la ligne éditoriale comparable – attaquant des journalistes, des activistes et des artistes marocains qui critiquaient les autorités.

Ces articles contiennent souvent des insultes vulgaires et des informations personnelles. Ils divulguent par exemple des documents bancaires ou fonciers, des captures d’écran de messages électroniques privés, des allégations sur des relations sexuelles (ou des menaces à peine voilées de les exposer), l’identité de colocataires et des détails biographiques remontant parfois jusqu’à l’enfance, sans oublier des informations sur les parents des personnes ciblées.

Chouf TV, Barlamane et Le360 font partie de ce qu’un collectif de 110 journalistes marocains a qualifié le 16 juillet de « médias de diffamation », un groupe de sites web « qui ont pour ligne éditoriale d’attaquer des voix qui dérangent certains proches du pouvoir ».

Dans des articles d’investigation et autres écrits, plusieurs journalistes ont identifié les médias en question comme étant « proches du Palais » ou ayant des liens étroits avec les services de police et de renseignements du Maroc. A au moins une occasion, Chouf TV a fait allusion, sans se tromper, à la date d’arrestation future d’un journaliste qui était toujours en liberté.

Dans une investigation détaillée exposant la « stratégie sexuelle » des autorités pour cibler les opposants marocains, l’activiste de la liberté de la presse en exil Hicham Mansouri écrivait : « [L]es services secrets exercent une emprise de plus en plus forte sur la vie politique, en manipulant des médias spécialisés dans le mensonge et la diffamation. » « [Ces médias] attaquent souvent des opposants et annoncent leur arrestation imminente », a déclaré à Human Rights Watch une personne parmi celles qui ont été ciblées. « Quand tu vois ton nom et tes informations personnelles exposés sur ces sites, tu y réfléchis à deux fois avant de prendre publiquement position à nouveau. » La personne en question s’est exprimée anonymement, par crainte de représailles de ces sites web et de la police, qui selon lui travaillent main dans la main.

Lors d’un colloque organisé à Rabat en 2017 par plusieurs organisations de défense des droits humains, et dont les conclusions ont été publiées dans un livre en 2019, plusieurs journalistes et professeurs d’université ont dénoncé les campagnes de calomnies des « médias de diffamation » à l’encontre des dissidents marocains.

Accusations d’évasion fiscale

Avant de l’arrêter, les policiers ont également interrogé Radi sur des virements bancaires et des transferts d’espèces qu’il avait reçus de l’extérieur du Maroc en rémunération de divers travaux, dont des articles en freelance pour des médias étrangers. Le total de ces versements, perçus entre 2012 et 2020, s’élevait à environ 14 000 euros. Il semble que Omar Radi soit aussi accusé de ne pas avoir déclaré ces montants au fisc. L’évasion fiscale est passible d’amendes au Maroc, quoique les récidivistes encourent de courtes peines de prison.

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