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HRW – Human Rights Watch (Autor)
(Tunis, le 22 mai 2014) – Les autorités tunisiennes devraient veiller à ce que les chambres spécialisées créées par la nouvelle loi sur la justice transitionnelle soient vraiment indépendantes et répondent aux normes internationales minimales de procès équitable. Les chambres spécialisées entendront des affaires de violations graves des droits humains, notamment celles commises pendant la présidence de Zine El Abidine Ben Ali.
Trois ans après le soulèvement populaire qui a renversé Ben Ali, la Tunisie a fait peu d’efforts pour traduire en justice les responsables de violations graves et flagrantes commises sous l'ancien président. Parmi ces exactions figurent des arrestations arbitraires, la détention au secret, la torture, des procès inéquitables et le traitement inhumain de prisonniers. Depuis l'éviction de Ben Ali, seulement une poignée d’affaires d’atteintes aux droits humains ont été jugées, la plupart pour décès et blessures aux mains des forces de sécurité tentant de réprimer le soulèvement. Parmi les milliers de cas de torture signalés avant 2011, très peu ont été jugés. L’un des procès a mené à la condamnation à deux ans de prison d'un ancien ministre de l’Intérieur et d’autres membres de haut niveau des forces sécurité pour « violence contre autrui. »
« Les chambres spécialisées peuvent contribuer de manière significative à la capacité de poursuivre les personnes responsables d’exactions atroces pendant l'ère Ben Ali, et de rendre justice aux victimes », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord. « Toutefois, ces chambres ne pourront accomplir ce rôle que si les règles du jeu garantissent qu'elles sont efficaces, indépendantes et justes. »
L'Assemblée nationale constituante (ANC) a fait un pas en avant en décembre 2013 en adoptant la loi sur la justice transitionnelle. Entre autres choses, la loi envisageait la création de chambres spécialisées au sein du système judiciaire pour juger les exactions graves commises entre juillet 1955 et décembre 2013. En mars 2014, le ministère de la Justice a mis en place un comité technique pour recommander les termes du décret qui régira la façon dont ces chambres spécialisées fonctionneraient. La loi sur la justice transitionnelle, cependant, donne lieu à des préoccupations concernant les droits des accusés à un procès équitable devant les chambres spécialisées, selon Human Rights Watch.
Le projet de décret d’application, qui sera présenté au gouvernement dans les prochaines semaines, devrait établir un processus de sélection des juges qui assure leur indépendance par rapport au pouvoir exécutif, estime Human Rights Watch. Il devrait fournir des unités d'enquête efficaces et un parquet compétent en ce qui concerne la priorisation du nombre potentiellement énorme de cas afin d’atteindre une responsabilisation maximale pour les violations graves tout en respectant les normes d'équité des procès. Il devrait également créer une structure pour la protection des victimes, des témoins et du personnel judiciaire contre d’éventuelles intimidations et représailles.
La loi tunisienne relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation définit une approche globale pour traiter les violations passées de droits humains. En plus de fournir une responsabilisation pénale par le biais des chambres spécialisées, elle prévoit une Instance Vérité et Dignité pour découvrir la vérité sur les violations en Tunisie de juillet 1955 à l’année 2013. La loi établit des mécanismes de réparations pour les victimes, de réforme institutionnelle, de contrôle des fonctionnaires et de réconciliation à l’échelle nationale.
L'article 8 instaure les chambres spécialisées au sein des tribunaux de première instance dans les gouvernorats de la Tunisie disposant de cours d’appel. Il stipule que les juges nommés pour ces chambres ne doivent jamais avoir « pris part à des procès politiques » et doivent recevoir une formation en matière de justice transitionnelle.
La loi précise que les chambres spécialisées « statueront sur les affaires relatives aux violations graves des Droits de l’Homme […], à savoir notamment : l’homicide volontaire, le viol et toute autre forme de violence sexuelle, la torture, la disparition forcée et la peine de mort sans la garantie d'un procès équitable ». La loi donne également compétence aux chambres sur certains types d’affaires que l’Instance Vérité et Dignité lui renverra. Il s'agit notamment des affaires de fraude électorale, de corruption financière, de détournement de fonds publics et de contrainte des personnes à l'exil politique.
La commission technique de sept membres mise en place par le ministère de la Justice à la fin avril 2014 dispose d'un mois pour rédiger les recommandations sur les textes d'application qui régiront les chambres spécialisées. Le gouvernement examinera le projet, après quoi il est prévu que le Premier ministre devrait émettre un décret portant la création des chambres spécialisées.
Parmi les préoccupations au sujet de la loi figure le fait qu'elle donne compétence aux chambres sur les « infractions » de fraude électorale et de contrainte des personnes à l'exil politique, qui ne sont pas criminalisées ni par le code pénal de la Tunisie ni par le droit international. L'ANC devrait modifier l'article 8 de la loi sur la justice transitionnelle afin d'éliminer les crimes de fraude électorale et de migration forcée pour des raisons politiques, de manière à protéger les personnes contre des poursuites pour des actes qui n’étaient pas criminalisés au moment de leur commission, a déclaré Human Rights Watch.
En outre, la loi donne à penser qu'une personne pourrait être jugée une deuxième fois sur des accusations criminelles pour la même infraction, violant ainsi l'un des principes fondamentaux des droits à une procédure régulière inscrits dans le droit international contre la « double peine ».
La crédibilité des chambres spécialisées commence par le processus de sélection des juges. Le décret devrait respecter la procédure décrite dans la nouvelle constitution, a indiqué Human Rights Watch. Selon la Constitution, les magistrats sont nommés par décret présidentiel sur avis conforme du Conseil Supérieur de la Magistrature. Le décret d'application pour les chambres spécialisées devrait inclure des procédures de nomination des juges et des procureurs en conformité avec les exigences d'indépendance et d'impartialité. Il devrait également aborder toutes les phases de la procédure judiciaire, notamment l'enquête, les poursuites et le procès, et inclure des dispositions sur la protection des victimes, des témoins et du personnel judiciaire.
Le décret d'application devrait préciser si les chambres spécialisées fonctionnent selon le code de procédure pénale de la Tunisie et quel impact, le cas échéant, leur création aura sur la compétence du système judiciaire ordinaire concernant les cas de violations passées des droits humains. La loi sur la justice transitionnelle ne traite pas de ces questions. Elle n'explique pas non plus si la compétence des chambres spécialisées l’emportera sur celle du système de justice militaire, qui dispose actuellement de compétence sur les exactions commises par les forces de sécurité. L'ANC devrait réformer la législation tunisienne afin de limiter le mandat de la justice militaire aux infractions militaires commises par des militaires.
Si les chambres spécialisées sont censées juger les violations des droits humains les plus graves et systématiques qui impliquent de nombreux criminels ainsi que l'appareil étatique, les législateurs devraient d'abord combler une lacune dans le code pénal de la Tunisie concernant la responsabilité des commandants ou des supérieurs hiérarchiques. Ce principe établi dans le droit international tient les officiers supérieurs responsables des crimes que leurs subordonnés ont commis avec leur approbation explicite ou tacite. L'absence de dispositions criminalisant la responsabilité du commandement dans la loi tunisienne a contribué à des peines apparemment légères devant les tribunaux militaires pour les commandants de rang supérieur pour leur rôle dans le commandement des troupes qui ont tué un grand nombre de manifestants pendant le soulèvement tunisien.
Redevabilité pour les violations passées
Après l'indépendance en 1956, et jusqu'à la chute de Ben Ali, les autorités tunisiennes ont systématiquement essayé de faire taire les voix de l'opposition. Des milliers de Tunisiens – des militants syndicaux, des membres et des dirigeants de partis de gauche et islamistes et d'autres personnes à tendances idéologiques qui ont déplu aux autorités – ont été torturés, battus par les forces de sécurité de l'État et condamnés et emprisonnés après des procès inéquitables.
Pendant les présidences de Ben Ali et de son prédécesseur, Habib Bourguiba, le pouvoir judiciaire a systématiquement omis de mener des poursuites pour les exactions commises par les responsables tunisiens, permettant ainsi à une culture de l'impunité de s’installer.
Depuis 2011, les autorités tunisiennes ont fait certains progrès pour poursuivre et juger les violations de droits humains, notamment celles commises pendant le soulèvement qui a renversé Ben Ali, à partir du 17 décembre 2010 et jusqu’à février 2011. La police a répondu avec une force et une brutalité excessives aux protestations contre le régime autoritaire du président, tuant quelque 132 manifestants et blessant des centaines d'autres.
Les procèspour ces tueries ont commencé à la fin de 2011 devant des tribunaux militaires, qui ont juridiction sur les militaires et les membres des forces de sécurité. Trois tribunaux militaires de première instance ont commencé des enquêtes en juillet 2011 et regroupé les affaires géographiquement. Des procès collectifs devant les tribunaux militaires de Tunis et du Kef ont commencé en novembre et décembre 2011. Parmi les accusés figuraient deux anciens ministres de l’Intérieur, cinq directeurs généraux du ministère et plusieurs commandants de grade moyen et supérieur des forces de sécurité. Le tribunal militaire du Kef a prononcé des condamnations le 13 juin 2012 et le tribunal de Tunis, le 19 juillet 2012.
Le 12 avril 2014, la cour d'appel militaire a confirmé la condamnation de Ben Ali en première instance par contumace par les tribunaux du Kef et de Tunis à la prison à vie pour complicité de meurtre. Cependant, elle a réduit les peines pour tous les autres responsables de haut rang.
Ces procès semblent avoir été généralement menés d'une manière qui respectait les droits des accusés. Cependant, plusieurs facteurs ont limitéla mesure dans laquelle ils ont été capables d’exiger des comptes aux personnes considérées comme responsables d'homicides illégaux. Il s'agit notamment de l'omission par l’accusation de recueillir les éléments de preuve permettant d’identifier les personnes directement responsables des crimes, et du manque d'articles du code pénal qui rendraient possibles les poursuites contre des officiers supérieurs pour leur responsabilité dans les crimes commis par leurs subordonnés. L'omission par le gouvernement de faire pression efficacement pour obtenir l'extradition de Ben Ali par l'Arabie saoudite a également nui à la responsabilisation.
Au cours des trois années qui ont suivi la chute de Ben Ali, et bien que les forces de sécurité de Ben Ali aient très largement recouru à la torture, les nouvelles autorités n’ont poursuivi que très rarement les affaires de torture. Dans une de ces affaires, connue sous le nom d’affaire de Barraket Essahel, un tribunal militaire a condamnél'ancien ministre de l'Intérieur Abdallah Kallel et trois responsables de la sécurité pour avoir « usé ou fait user de violences envers les personnes » à des peines de prison de deux ans. L’affaire a fait suite à l'arrestation et la détention de 17 officiers supérieurs de l’armée en 1991 dans le cadre d'un complot présumé par le mouvement islamiste Al-Nahdha contre Ben Ali.
La Loi sur la justice transitionnelle
Le 24 décembre 2013, l'Assemblée nationale constituante (ANC) a adopté la Loi organique relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation. La loi a résulté en grande partie des travaux d'un comité technique mis en place par le Ministère des droits de l'homme et de la justice transitionnelle. La plupart des membres de ce comité étaient des représentants d’organisations tunisiennes de défense des droits humains. Le Programme des Nations Unies pour le développement, le bureau tunisien du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme et le Centre international pour la justice transitionnelle possédaient le statut d'observateurs et ont apporté un conseil technique au comité. Le gouvernement a approuvé le projet de loi et l'a soumis à l'ANC en janvier 2013.
La loi a créé une Instance Vérité et Dignité, comprenant 15 membres indépendants dont le mandat est de quatre ans, avec la possibilité d’une prolongation d'un an. La loi charge cette instance de « déterminer les responsabilités des organismes de l'État ou de toutes autres parties » dans les violations des droits humains commises en Tunisie entre le 1er juillet 1955 et décembre 2014, lorsque la loi a été adoptée.
Au regard de la loi, les violations comprennent « toute agression caractérisée ou méthodique perpétrée à l'encontre de l'un des droits de l'homme, par les organismes de l'Etat, par des groupes ou par des individus qui agissent en son nom ou sous sa protection, même s'ils n'ont ni la qualité ni les attributions qui le leur permettent. Tombe également sous le coup de la présente loi toute atteinte caractérisée et méthodique à l'un des droits de l'homme, perpétrée par des groupes organisés. »
L’Instance jouera un rôle majeur dans la mise en place d'un programme de réparation pour les victimes, la détermination des critères pour les réparations et l'assistance aux victimes ayant un besoin d'aide d'urgence comme les soins médicaux ou les services sociaux. La loi prévoit également la création d'un Fonds de dignité et de réhabilitation des victimes de l'oppression.
L’Instance dispose de pouvoirs importants. Elle a accès aux archives de l'État et aux fichiers judiciaires pertinents pour documenter les violations passées et elle peut convoquer des personnes pour témoigner, ou organiser des audiences confidentielles ou publiques. Elle peut inspecter les lieux publics et privés, demander des examens médico-légaux et prendre les mesures nécessaires pour protéger les témoins et les victimes. Toute personne qui refuse de répondre à une convocation de l’Instance ou entrave son travail peut être condamnée d’une peine allant jusqu'à six mois de prison. Elle sera en mesure de soumettre les cas de violations flagrantes des droits humains au pouvoir judiciaire, notamment les chambres spécialisées, pour d'éventuelles poursuites pénales.
L’Instance arbitrera également les affaires relatives aux violations flagrantes des droits humains, si elle reçoit une demande de médiation de la part de la victime, ou de la part du criminel présumé avec l'approbation de la victime. Tout criminel présumé sollicitant une médiation doit reconnaître sa culpabilité et présenter des excuses claires. Dans les cas de violations flagrantes des droits humains, la médiation n'aboutirait pas à la suspension d'une action en justice, y compris les chambres spécialisées. Cependant, la loi stipule que le pouvoir judiciaire devrait prendre en compte la médiation de l’Instance au moment de décider des sanctions.
Structure des chambres spécialisées
La loi sur la justice transitionnelle ne précise pas les procédures de nomination des juges des chambres spécialisées, seulement que ces tribunaux devraient avoir des juges qui n’ont « jamais pris part à des procès politiques. » Les procédures de nomination des juges seront cruciales pour assurer l'indépendance et l'impartialité des chambres. Les tribunaux devraient suivre la procédure prévue par la constitution, avec des nominations par décret présidentiel suite à un avis conforme du le Conseil Supérieur de la Magistrature.
Lors de la mise en place des chambres spécialisées, les autorités tunisiennes devraient respecter l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), qui stipule que les personnes confrontées à des accusations criminelles ont « le droit à un procès équitable et public devant un tribunal compétent, indépendant et impartial établi par la loi. »
Le Comité des droits de l'homme de l’ONU, l’interprète officiel du PIDCP, a déclaré que lors de la création de juridictions spéciales, les pays doivent remplir certaines conditions au regard du droit international. Il s'agit d'éviter la violation par ces juridictions spéciales du droit à « l'égalité devant les cours et tribunaux et à un procès équitable. »
Le Comité des droits de l'homme prévoit dans l’observation générale N° 32 que :
La garantie de compétence, d’indépendance et d’impartialité du tribunal ... est un droit absolu qui ne souffre aucune exception. La garantie d’indépendance porte, en particulier, sur la procédure de nomination des juges, les qualifications qui leur sont demandées et les garanties relatives à la sécurité de leur mandat ... et l’indépendance effective des juridictions de toute intervention politique de l’exécutif et du législatif.
Le décret d'application pour les chambres spécialisées devrait aborder toutes les phases de la procédure judiciaire, notamment l’enquête, les poursuites et le procès. Il devrait fournir un personnel suffisant pour enquêter efficacement sur les violations qui relèvent de la compétence des chambres et afin d'assurer la représentation juridique des accusés, la participation des victimes, et la protection des victimes et des témoins contre l'intimidation et les représailles.
Il est important que le décret d'application précise s'il y aura un procureur spécial pour chaque chambre spécialisée, étant donné que le rôle du parquet sera crucial pour engager des poursuites pénales. Il devrait également envisager d'établir des mécanismes de poursuite unifiées pour toutes les chambres spécialisées. Cette structure centralisée permettrait d'assurer une approche commune stratégique et coordonnée des poursuites parmi les affaires.
L'article 8 de la loi sur la justice transitionnelle ne précise pas l'interaction entre les chambres régulières au sein du système des tribunaux et les chambres spécialisées. Plusieurs plaintes de torture sont en instance dans divers tribunaux, dont la plupart sont au stade de l’enquête. Les dispositions d'application devraient préciser les règles d'attribution des affaires entre les chambres ordinaires et les chambres spécialisées.
Droits de la défense et interdiction de la double incrimination
La procédure devant les chambres spécialisées doit respecter les droits reconnus dans les articles 9 et 14 du PIDCP, que la Tunisie a ratifié en 1969. Le paragraphe 7 de l'article 14 interdit la « double incrimination. »
Le texte de la Constitution et celui de la loi sur la justice transitionnelle de la Tunisie contiennent tous deux des dispositions qui peuvent violer l'interdiction de la double incrimination. Dans son observation générale n° 32, le Comité des droits de l'homme a déclaré que le paragraphe 7 de l'article 14 interdit « de traduire un individu qui a été condamné ou acquitté pour une infraction déterminée, soit de nouveau devant la même juridiction soit devant une autre juridiction pour la même infraction; ainsi, par exemple, la personne qui a été acquittée par une juridiction civile ne peut pas être jugée de nouveau pour la même infraction par une juridiction militaire ou une juridiction d’exception. »
L’article 42 de la loi sur la justice transitionnelle stipule, cependant, que « l’Instance transmet au Ministère public les dossiers dans lesquels sont confirmées des violations graves aux droits de l'homme », et dans de tels cas, l'invocation de res judicata – l’autorité de la chose jugée – ne doit pas empêcher les poursuites. En outre, l'article 148, paragraphe 9 de la nouvelle Constitution semble indiquer que l’accusé pourrait être jugé deux fois pour la même infraction. L'article prévoit que « l'État s’engage à appliquer le système de la justice transitionnelle dans l’ensemble de ses domaines et dans la période fixée par la législation qui y est relative. Dans ce contexte, il n’est pas permis d’invoquer la non-rétroactivité des lois ou une amnistie préexistante ou l’autorité de la chose jugée ou la prescription d’un crime ou d’une peine. »
Prises ensemble, ces dispositions de la loi sur la justice transitionnelle et la constitution suggèrent qu'une personne qui a été jugée par un tribunal ordinaire pour conduite criminelle pourrait faire face à un second procès devant les chambres spécialisées pour la même infraction.
Il existe deux principales exceptions à l'interdiction de la double incrimination au regard du droit international – quand il y a de nouvelles circonstances exceptionnelles, telles que la découverte de nouveaux éléments de preuve, ou lorsque les procédures antérieures n'ont pas été menées de manière indépendante ou impartiale, dans le respect de la procédure régulière. Toutefois, ces exceptions ne sont pas clairement énoncées dans la loi sur la justice transitionnelle.
L’Instance Vérité et Dignité – avec son large accès aux archives et témoignages – pourrait en effet découvrir des faits nouveaux assez importants qui pourraient sans doute justifier une deuxième poursuite de quelqu'un qui a déjà été jugé.
Liste des crimes et principe de non-rétroactivité
L'article 8 de la loi sur la justice transitionnelle donne compétence aux chambres spécialisées sur « les affaires relatives aux violations graves des Droits de l'Homme, conformément aux conventions internationales ratifiées par la Tunisie et aux dispositions de la présente loi. » L'article donne une liste non limitative, notamment l’homicide volontaire, le viol et toute forme de violence sexuelle, la torture, la disparition forcée et la peine de mort sans la garantie d'un procès équitable. L'article stipule que les chambres spécialisées ont également compétence sur les affaires soumises par l’Instance Vérité et Dignité traitant de fraude électorale, de corruption financière, de détournement de fonds publics et de contrainte des personnes à la migration pour des raisons politiques.
La fraude électorale et la migration forcée pour des raisons politiques ne sont pas réprimées par la loi tunisienne existante. Le projet de loi initial ne les mentionnait pas, mais l'ANC les a ajoutés de manière à cibler les personnalités politiques de l'ancien gouvernement, de l’avis de certains observateurs. Leur inclusion semble violer le principe selon lequel nul ne peut être condamné pour un acte qui ne constituait pas un crime au moment où il a été commis ni par le droit interne ni par le droit international (nullum crimen nulla poena sine lege).
L'article 15.2 du PIDCP affirme le principe de non-rétroactivité, mais stipule également que :
[r]ien dans le présent article ne s'oppose au jugement ou à la condamnation de tout individu en raison d'actes ou omissions qui, au moment où ils ont été commis, étaient tenus pour criminels, d'après les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations.
La fraude électorale et la migration forcée pour des raisons politiques ne remplissent pas cette condition.
Les législateurs tunisiens devraient modifier la loi sur la justice transitionnelle afin d'assurer le respect de ces principes de non-rétroactivité, selon Human Rights Watch.
Intégrer la « Responsabilité de commandement »
La loi sur la justice transitionnelle confère aux chambres spécialisées la compétence sur les graves violations des droits humains sans définir à quel niveau la responsabilité s'étend. Les législateurs devraient réviser le code pénal ou adopter une nouvelle législation pour intégrer pleinement le principe de la responsabilité de commandement pour les crimes internationaux conformément au droit international, a déclaré Human Rights Watch.
La loi tunisienne prévoit actuellement qu'une personne ne peut être tenue pénalement responsable que pour la commission directe d'un crime ou pour complicité dans celui-ci. L'article 32 du code pénal définit la complicité qui peut prendre la forme soit d’une facilitation du crime via une aide, un soutien ou une assistance, soit d’instructions pour le commettre, ou encore d’une conspiration avec d’autres personnes à des fins criminelles.
Ces formes de responsabilité pénale ne comprennent pas le concept connu en droit international comme la responsabilité de commandement ou du supérieur, qui tient un supérieur responsable, même lorsque la personne n'a pas ordonné le crime ou facilité sa commission, mais soit a eu connaissance, soit aurait dû savoir qu'il était susceptible d'avoir lieu et a négligé de l’empêcher ou de le soumettre à une enquête et des poursuites.
Les tribunaux militaires qui ont jugé les meurtres commis pendant le soulèvement de 2011 ont fait face aux obstacles juridiques au regard de la loi tunisienne existante quant à tenir les hauts commandants responsables des actes de leurs subordonnés. Les avocats de la défense pour les directeurs généraux des forces de sécurité ont largement prévalu dans leurs arguments selon lesquels l’échec du ministère public à prouver l'existence d’ordres de recourir à la force létale devrait aboutir à l'acquittement de ces dirigeants. Les avocats ont fait valoir qu’au regard de la loi tunisienne, le crime de complicité de meurtre, duquel les dirigeants étaient accusés, exige la preuve d'un acte réel de participation au meurtre de la part de l'accusé.
Inclure la responsabilité de commandement et certaines formes de responsabilité pour les supérieurs hiérarchiques est souhaitable compte tenu de la large compétence temporelle et matérielle des chambres spécialisées. Poursuivre toutes les personnes directement responsables de violations risquerait de submerger les chambres, tout en diluant la responsabilité des hauts commandants.
Les législateurs devraient réviser le code pénal pour définir un crime de responsabilité de commandement cohérent avec les concepts juridiques internationaux, selon Human Rights Watch. Une telle disposition ne serait pas contraire au principe de non-rétroactivité tant qu'elle respecte l'article 15.2 du PIDCP, qui affirme que ce principe n'est pas violé tant que l'acte ou l'omission en question –qu’il soit criminalisé par le droit interne ou pas –« au moment où il a été commis, était tenu pour criminel, d'après les principes généraux de droit reconnus par l'ensemble des nations. »
Le principe de la responsabilité de commandement est considéré comme faisant partie du droit international coutumier et est cité largement dans la jurisprudence internationale. Par exemple, le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie l’a qualifié de « principe bien établi du droit conventionnel et coutumier. »
Le Comité des Nations Unies contre la torture, dans son observation générale sur la Convention contre la torture, a déclaré que « les supérieurs hiérarchiques − y compris les fonctionnaires − ne peuvent se soustraire à l’obligation de s’expliquer ni à leur responsabilité pénale pour des actes de torture ou des mauvais traitements commis par des subordonnés lorsqu’ils savaient ou auraient dû savoir que ceux-ci commettaient, ou étaient susceptibles de commettre, ces actes inadmissibles et qu’ils n’ont pas pris les mesures de prévention raisonnables qui s’imposaient. »
En outre, l'adhésion de la Tunisie à la Cour pénale internationale (CPI) l'oblige à adopter le principe de la criminalisation de la responsabilité de commandement pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Cela comprendrait la torture dans les cas où la torture en question est si répandue et systématique qu'elle répond aux critères d'un crime contre l’humanité. Le Statut de Rome, qui a créé la CPI, prévoit que la responsabilité de commandement impute la responsabilité aux commandants militaires ou supérieurs civils pour les crimes commis par les membres subalternes des forces armées ou d'autres sous leur contrôle effectif.
Le paragraphe 24 des Principes de base de 1990 sur le recours à la force et l’utilisation des armes à feu par les responsables de l’application des lois prévoit que :
Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent faire en sorte que les supérieurs hiérarchiques soient tenus pour responsables si, sachant ou étant censés savoir que des agents chargés de l'application des lois placés sous leurs ordres ont ou ont eu recours à l'emploi illicite de la force ou des armes à feu, ils n'ont pas pris toutes les mesures en leur pouvoir pour empêcher, faire cesser ou signaler cet abus.
Des conceptions appropriées de la responsabilité pénale sont nécessaires pour la responsabilisation à tous les niveaux, notamment pour les personnes dont la responsabilité s'étend au-delà de la commission matérielle du crime.
Peine de mort
Plusieurs des violations des droits humains relevant de la compétence des chambres spécialisées sont passibles de la peine de mort au regard de la loi tunisienne. L'article 201 du code pénal stipule que toute personne qui commet un meurtre prémédité volontaire est passible de la peine de mort. L'article 227 stipule que toute personne qui commet un viol avec usage de la violence ou viole un enfant de moins de 10 ans sera condamné à la peine capitale. Human Rights Watch s'oppose à la peine de mort en toutes circonstances, comme un châtiment cruel, inhumain et dégradant.
La justice militaire par rapport aux chambres spécialisées
La loi sur la justice transitionnelle confère la juridiction aux chambres spécialisées sur les violations flagrantes des droits humains commises pendant la période pertinente, tout en restant silencieuse sur le conflit potentiel de compétence entre ces chambres et les tribunaux militaires, qui ont compétence sur les crimes commis par les forces de sécurité. L'article 22 de la loi N°70 d’août 1982 portant statut général des Forces de sécurité intérieure accorde aux tribunaux militaires la compétence sur les crimes qui auraient été commis par des membres des forces de sécurité, indépendamment de l’identité des victimes ou de la qualité des criminels supposés lorsqu’ils les ont perpétrés. L'article 22 stipule que : « Sont du ressort des tribunaux militaires compétents les affaires dont lesquelles sont impliqués les agents de forces de sécurité intérieure pour des faits survenus dans ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions lorsque les faits incriminés ont trait à leurs attributions dans les domaines de la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat ou au maintien de l’ordre [...] au cours ou à la suite des réunions publiques, cortèges, défilés, manifestations et attroupements. »
Le risque de conflit de compétence est aggravé par l'existence de l’article 149 dans la nouvelle constitution affirmant que « les tribunaux militaires continuent d'exercer la compétence qui leur a été accordée par les lois en vigueur jusqu'à leur modification par les dispositions de l'article 110 [de la constitution]. ». Cet article stipule que les tribunaux militaires sont compétents pour traiter les crimes militaires. Cela signifie que jusqu'à la révision de la loi de 1982 ainsi que d'autres lois relatives à la compétence des tribunaux militaires, ils devraient continuer d’exercer leur compétence sur les violations commises par les forces de sécurité.
Human Rights Watch a longtemps appelé à restreindre la justice militaire aux infractions militaires commises par des militaires. Un groupe croissant de jurisprudence des organes de surveillance des droits de l'homme exhorte les pays à juger les militaires accusés de violations des droits humains devant les tribunaux civils. Dans l’affaire Suleiman contre le Soudan, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a affirmé que les tribunaux militaires devraient seulement « connaître des délits d’un caractère purement militaire commis par le personnel militaire » et « ne devraient pas connaître des délits qui sont de la compétence des juridictions ordinaires ».
En outre, les Directives et principes sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique, proclamés par la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, énoncent que « les tribunaux militaires ont pour seul objet de connaître des infractions d’une nature purement militaire commises par le personnel militaire ». La Tunisie est un État partie à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.
Les législateurs tunisiens devraient réviser la législation pertinente afin de retirer de la compétence des tribunaux militaires toutes les infractions, indépendamment de l’identité de la personne accusée du crime, sauf celles de nature purement militaire commises par le personnel militaire.
Protéger les victimes, les témoins et le personnel judiciaire
La protection des victimes, des témoins et du personnel judiciaire est essentielle pour le bon déroulement des procédures impliquant de graves violations des droits humains et des crimes internationaux. Les victimes et les témoins dans ces affaires sont très souvent dans une position vulnérable, à la fois physiquement et psychologiquement. La législation de mise en œuvre devrait inclure des dispositions sur la protection des victimes, des témoins et du personnel judiciaire. Pour autant que Human Rights Watch ait pu le déterminer, le système judiciaire de la Tunisie ne prévoit pas ce type de protection.
La loi devrait prévoir des mécanismes permettant d’évaluer les risques pour les témoins et faciliter les comparutions devant le tribunal, ainsi que des mesures visant à protéger la confidentialité, l’intégrité et l'autonomie de la procédure tout en garantissant un procès équitable, notamment les droits de toutes les personnes de contester les éléments de preuve et les témoins présentés contre elles. La législation devrait également prévoir la protection physique et une aide psychologique avant, pendant et après la procédure, si besoin est.
Les dispositions d'application devraient également inclure des mesures visant à protéger les juges et les procureurs travaillant sur ces affaires qui peuvent impliquer des éléments, jadis puissants de l'appareil de sécurité. Les juges et les procureurs ne peuvent pas travailler de manière indépendante ou impartiale s’ils craignent pour leur sécurité. En Tunisie, les dispositions pour assurer la sécurité du personnel judiciaire sont limitées.
Recommandations
La loi ou décret d'application des chambres spécialisées devrait :
En outre, les législateurs tunisiens devraient :
22. Mai 2014 | HRW – Human Rights Watch (Autor)
Tunesien
Tunisia: New Chance for Accountability for Past Abuses (Appell oder Pressemitteilung, Englisch)
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